A moins que ce ne soit le fait que les rares havres de paix soient des châteaux tenus par des nobliaux rendus fous par des générations de liens morganatiques ? Allez savoir.
C'est cependant dans l'un de ces domaines situé au Nord de cette riante région riche en histoires sur des créatures de la nuit, et plus précisément sur les terres héréditaires des Barenholf que débute cette histoire.
Sis comme il se devait en haut d'une butte, le castel était un solide édifice quadrangulaire dont le mur d'enceinte était composé uniquement de gros blocs de maçonnerie gris surmontés en chacun de ses coins par des tours de guet massives. On pouvait accéder à la cour par une ouverture assez grande pour laisser passer une charrette et close par une grille en fer forgé. Cette cour était pourvue d'un puits, de grandes étables ainsi que d'un tout-à-l'égout permettant de déverser les eaux usées bien à l'écart des murs.
Bien que surtout bâtit de façon à pouvoir résister à l'assaut d'une meute de trolls, le château proprement dit était divisé en trois ailes disposées en fer à cheval : celle de l'Ouest pour les enfants du seigneur, celle du centre pour les réceptions et les invités, celle de l'Est pour le maître des lieux. Les domestiques n'avaient pas à proprement parler de quartiers, puisqu'ils venaient tous du village en contrebas qui faisait partie du domaine des Barenholf depuis toujours... et que les gardes vivaient rarement assez longtemps pour avoir à bénéficier d'un logement.
Cela faisait presque deux ans que Ludwig Von Carstein avait apposé son empreinte sur la famille Barenholf, sans que quiconque devine la raison d'un acte aussi insensé. Deux années de folie douce pour les six nobles qui avaient un jour été humains, qui comme tout appelé par la nuit qui se respectent avaient exploré la grisante limite de leurs pouvoirs, mais également de leurs faiblesses. Alors même que leur souffle avait perdu la chaleur de la vie, ils avaient néanmoins dû apprendre rapidement à tempérer leurs excès, et surtout à composer avec la perte de deux des leurs : Jarod, l'un des deux jumeaux, avait succombé lors de la transformation par le baiser de sang, et avait passé une journée à se vider de son fluide vital sans personne pour assister à son trépas. Il avait laissé derrière lui son frère, qui avait comblé la perte de sa moitié en sombrant dans un sadisme sans fond.
Boris quant à lui ne pouvait être considéré cliniquement mort, mais sa transformation avait fait ressortir ce qu'il y avait de plus bestial en lui, si violemment qu'il en avait perdu la raison. A présent incapable d'articuler le moindre mot, il ne vivait plus que pour sauter à la gorge du prochain être qui passerait la porte de la geôle où il était enfermé, qu'il soit humain ou mort-vivant. Ses hurlements résonnaient à toute heure dans les souterrains du château, mais le seigneur son père ne pouvait encore se résoudre à le mettre à mort de ses mains.
Cela n'empêchait pas la vie de se dérouler à la nuit la nuit, et Aemilia était d'ailleurs en train de lire dans ses quartiers à la lumière d'un feu de cheminée, lorsque Wilbur leur indéfectible chambellan plein de morgue était venu frapper à sa porte. Avec un savoir-vivre qui ne s'apprenait pas davantage en une année qu'en une décennie, il lui avait appris oralement que son père désirait la voir dans les plus brefs délais dans le petit salon de l'aile principale, puis l'avait attendu devant sa porte jusqu'à ce qu'elle se déclare prête.
Impassible dans sa jaquette noire assortie d'une chemise blanche qui ne pouvait que mettre en valeur sa peau translucide de serviteur blanchi sous le harnais, il l'avait alors conduite sans un mot à travers le château avant de s'arrêter devant une porte et de s'effacer après s'être brièvement incliné.
La pièce était indubitablement de dimensions réduites mais chaleureuse : une cheminée allumée, des étagères pleines de livres traitant probablement de la généalogie des grandes familles impériales, ainsi qu'un demi-cercle de quatre fauteuils en cuir brun faisant face à l'âtre.
Dans l'un d'eux était assis Harold Barenholf, qui paraissait plongé dans ses pensées. D'une stature moyenne, le poil mi-long et noir, les traits amaigris par son état de mort-vivant au point de paraître presque ascétique, la peau plus grise que pâle et la moustache en bataille, il paraissait soucieux. Son visage s'éclaira néanmoins lorsque sa fille passa la porte de la pièce, et il l'invita d'un geste à prendre place à son côté. Il était vêtu de cuir noir, des bottes à son gilet entrouvert sur une chemise de flanelle blanche en passant par ses braies. Ses yeux etaient deux puits jaunes presque luminescents à la chaleur des flammes.
- Aemilia, mon enfant... j'ignore comment cela se peut, mais chaque nuit t'embellit davantage. Tu es ma seule fille, et ce que j'ai à te demander me coûte.
Le seigneur joignit l’extrémité de ses doigts, hésitant. Il n'avait jamais été très prompt dans ses décisions, mais il était visible que même si il avait mûrement réfléchit celle-ci, il hésitait à en faire part.
- Je ne sais si tu t'en doutes, mais notre... changement d'état s'est accompagné de quelques complications. Ne me demande pas comment je l'ai appris, mais à ce qu'il semble le fait que sire Ludwig m'ait offert le don du baiser de sang en même temps qu'à toi et tes frères n'a pas été pour plaire à certains. Et quand je parle de certains, je ne veux dire rien de moins que la branche régnante de la large famille des Von Carstein, laquelle est d'ordinaire très pointilleuse quant à l'introduction de nouveaux membres.
J'ai également entendu dire que cette branche n'avait pas pour habitude de s'encombrer de fruits indésirables. Ce qui est advenu à Jarod et Boris a pu être interprété diversement de leur part, mais ce qui est certain c'est que nous devons prouver que nous partageons leurs valeurs. Comprends-tu ?
Le seigneur décroisa ses doigts griffus et les posa sur les accoudoirs de son fauteuil. Il n'avait pas lâché sa fille des yeux.
- Pour prouver notre valeur, il nous faut démontrer que nous sommes capables d'avoir une influence, d'être leur pair. Pour cela, je vais avoir besoin que tu accomplisses une tâche chez l'un de nos voisins. T'en sens-tu capable, pour notre survie à tous ?