Re: [Lucrétia & Dokhara] Eaux de jouvence
Posté : 17 mai 2018, 14:43
par Dokhara de Soya
Respirer l'air frais sur le pont du Talabec fit plus de bien à Dokhara qu'elle n'aurait pu l'imaginer. Si les lieux ne respiraient pas la quiétude à cause de toute l'agitation des marins derrière elle, la jeune femme arrivait pourtant à faire abstraction du bruit alors que son regard se perdait sur l'horizon. Combien de temps resta t-elle ici à ne penser à rien, laissant uniquement ses sens divaguer au gré de leurs perceptions, difficile à dire.
Ce fut Lucrétia qui la sortit de sa rêverie pour lui signaler que le déroulement de leur plan était en cours. Restait seulement à annoncer à ses hommes le choix qu'ils auraient à faire. Machinalement, l'esprit encore un peu embrumé, la noble déchue emboita le pas de la lahmiane pour retourner dans les quartiers d'équipage. Elle ressentait toujours cette même douleur dans les côtes, cette impression d'être incomplète, mais elle s'habituait à la sensation qui peu à peu se faisait moins virulente.
C'était une drôle de scène qui se joua. Lorsqu'elle avait énoncé à Lucrétia qu'elle devrait se débarrasser d'une majeure partie de sa troupe, elle l'avait formulé comme une simple formalité à remplir avant leur départ. Elle était loin de douter que les minutes qui s'égrèneraient sous le pont seraient aussi difficiles à vivre.
Car, légèrement en retrait de la vampire, ce fut une chose que d'essuyer les regards mauvais d'une partie d'entre eux, elle qui était à l'origine de toutes les dernières péripéties affectant leur maitresse autant qu'eux. C'en fut une autre de prendre la pleine mesure du lien qui unissait Lucrétia à ses gens, de l'ampleur de la destruction qu'elle causait.
Voir les premiers miliciens énoncer avec difficulté leur souhait de retrouver leur foyer avait déjà été plus difficile que prévu. Si c'était bien l'objectif recherché, cela n'enlevait rien à la souffrance dans la voix de chacun alors même qu'ils prononçaient des mots leur donnant l'impression de trahir leur châtelaine, tandis que celle-ci leur offrait en retour un ton certes neutre, mais qui laissait transparaitre le respect qu'elle avait pour la difficile décision qu'ils avaient du prendre : elle ne leur en voulait pas, il n'y avait nul piège dans le choix qu'elle leur avait proposé, et elle acceptait leur abandon.
Mais plus que ces illustres inconnus, ce fut les plus proches connaissances de Lucrétia qui réussirent à creuser une faille dans le cœur de la jeune de Soya. En effet, les pleurs d'Elsa transpercèrent sa poitrine d'une culpabilité qu'elle ne se connaissait pas, avec bien plus de virulence qu'elle ne l'aurait cru possible, elle qui se pensait bien à l'abri derrière sa léthargie et son égocentrisme.
Dokhara était une personne égoïste, c'était sa nature. Sa quête de liberté tout comme celle de sensations se rejoignaient en ceci qu'elle ne s'était jamais émue des dommages collatéraux qu'elle créait sur son sillage. Bien sur, elle regrettait certaines conséquences, mais jamais suffisamment pour se remettre définitivement en question - tout au plus lui fallait-il quelques jours pour soigner sa conscience lorsqu'un de ses proches était blessé par sa faute.
Quelle quantité de malheurs avait-elle pourtant propagé ? Ses serviteurs avaient été punis de multiples fois pour ses incartades - Rhom avait même été battu à mort. Les Bienfaiteurs avaient eu à compter plusieurs macchabés dans leurs rangs après qu'elle se soit servie d'eux pour se débarrasser de son premier prétendant sérieux, lorsqu'elle avait manipulé sans vergogne ce chevalier de Morr. Elle avait aussi tué son père sans hésitation. Tué ce marchand, Balduin, pour obtenir l'appui d'un groupe de mercenaires. Joué avec les sentiments d'Ingrid pour se finalement se détourner d'elle dès que la lassitude s'était installée.
Et sous l'influence de Slaanesh... combien de vies avaient-elles détruites en participant activement au trafic d'êtres humains ? Même l'irruption de ce fou furieux adepte d'Arianka qui avait failli la tuer n'avait pas réussi à lui faire relativiser ses actes. Tous ses proches avaient finis corrompu d'une manière ou d'une autre. Et les rares qui avaient résisté à son influence chaotique avaient quand même vu leur existence bouleversée, quand ils n'avaient pas rencontré un destin plus funeste encore... comme Rolff.
Voir toute l'émotion brute qu'était capable de dégager Elsa fut comme une révélation pour Dokhara, la sortant immédiatement de sa torpeur pour lui faire ressentir un malaise atroce. La servante était réellement et totalement dévastée, livrant toute sa détresse face à son impuissance à gérer cette situation. Ce petit bout de femme faisait preuve d'une beauté incroyable, en révélant ainsi des émotions aussi brutes et parfaites.
L'épisode de la cellule des inquisiteurs avait laissé le temps à Dokhara de beaucoup se questionner sur sa nature. Loin d'apprécier ce type de réflexion métaphysique, elle en était pourtant venue à naturellement se demander si elle ne méritait pas cette fin prématurée. Si au fond, il n'était pas logique pour elle de conclure son histoire dans les flammes purificatrices de Sigmar. Si sa quête de liberté ne l'avait pas poussée à devenir quelqu'un de mauvais.
Car jamais elle ne s'était vue comme tel. Elle n'avait fait que ce qu'elle pensait nécessaire pour se libérer de toute entrave. Elle n'avait jamais voulu autre chose que parvenir à trouver le bonheur... ignorant délibérément la quête similaire que poursuivait le monde entier. Dans ces conditions, qu'est-ce qui la différenciait de son père qui l'utilisait pour s'élever dans les strates de la cour de l'Empereur ? Rien sinon l'absence de talent politique... elle n'avait réussi qu'à détruire en quelques mois l'empire qu'il avait mis une vie à bâtir.
Et maintenant, elle était responsable de la destruction d'une famille. Lucrétia avait choisi, pour elle, de se séparer de gens qu'elle connaissait et aimait depuis des années.
Il eût été plus simple de se mentir, en utilisant les mêmes prétextes que précédemment. Que Lucrétia ne faisait que simuler ses émotions, qu'elle ne voyait en ses gens que des outils. Que face à son immortalité cette perte ne représentait rien pour elle. Oui, c'eût été une échappatoire facile à ce sentiment de culpabilité... mais lorsqu'à l'abri des regards du reste de ses hommes, elle consentit à offrir à sa camérière une étreinte qui ne pouvait pas ne pas être sincère, l'ex-baronne dut se rendre à l'évidence. Aussi indéchiffrable que pouvait l'être la lahmianne, si ce sentiment d'amour qu'elle offrait à Elsa était feint, alors cette trahison aurait été la pire des infamies. Et en l'occurrence, sa propension à l'empathie ne lui mentait pas - elle ressentait toute la détresse d'Elsa, et tout l'amour que les deux femmes partageaient.
Dokhara refusa d'emprunter le chemin de la facilité face à ce spectacle. Elle se résolut à accepter la situation. Lucrétia avait perdu Bratian et ses serviteurs. Etait traquée par les lahmiannes. L'inquisition. les slaaneshi. Tout ça. Pour. Elle.
Face à une vérité aussi insensée, elle était en droit de douter. De préférer la thèse d'un complot la visant, une manipulation de la vampire destinée à se jouer d'elle. Mais même en ce but, après qu'elle aie perdu ses titres et ses biens... qu'avait-elle donc encore à offrir ? Rien de bien unique au demeurant. Et pourtant suffisant pour que Lucrétia choisisse l'exil au Kislev, et la perte de tout ce qu'elle avait acquis depuis ces dernières années.
Si ma vie d'humaine devait se terminer aujourd'hui, que laisserais-je derrière moi sinon tristesse et désolation ? Est-ce donc cela qui plait à la lahmianne, ma nature même de monstre qui ne sème que mort et malheur à cause de ses désirs égoïstes ? Pourquoi choisir l'exil au Kislev alors qu'il suffirait de m'abandonner à l'inquisition pour qu'elle n'aie plus à consentir à un seul sacrifice ?
C'est alors que l'étreinte de Lucrétia arrivait à son terme que cet étrange adolescent sortit de sa cachette, s'adressant directement à leur petit groupe pour émettre une demande qu'il semblait avoir mûrement réfléchie. Si elles quittaient le navire, alors voulait-il les accompagner, sans crainte du danger, acceptant de leur servir de valet avec ses maigres compétences.
Il était magnifique. Les cicatrices sur son visage sublimaient sa peau, donnant du relief à ses deux prunelles vertes. Comme elle à son âge, il était constellé de tâches de rousseur, comme des coups répétés effectués avec la pointe du pinceau pour achever son portrait avec la même violence qu'on lui avait tracé ces vilaines coupures.
L'esprit de Dokhara divagua étrangement, ses émotions se mélangeant dans une bouillie insensée. Elle voyait en ce môme l'occasion de se prouver qu'elle pouvait aussi parfois choisir le bonheur d'autrui au lieu du sien, essayer d'être plus que ce que son père fut. Elle se voyait elle, également, jeune fille égarée dans les rues du Reikerbahn District, perdue entre deux mondes, s'accrochant à quiconque lui vendant l'idée d'une liberté salvatrice, prête à sacrifier son âme au nom de cette cause. Elle y voyait aussi un tableau magnifique, qu'elle pourrait façonner à loisir, que ce soit en manipulant ses émotions, où à coups de couteau sur ses jolies joues pour parfaire le travail qui y avait déjà été amorcé.
Sans trop s'en être rendue compte, elle avait franchi la distance la séparant de la vampire, qui après lui avoir jeté un coup d'œil avait décidé de soumettre quelques questions d'un ton sec au jeune adolescent. Une fois que Lucrétia eut fini d'examiner la main du jeune rouquin, Dokhara leva son bras devant sa consœur, comme pour établir une barrière imaginaire entre elle et l'adolescent, comme dans une volonté d'afficher son intention de le protéger.
- Voyons Lucrétia, ces cicatrices sont tout sauf affreuses. Je les trouve pour ma part magnifiques ; elles offrent à son visage un charme unique dans le Vieux Monde.
Elle le regarda droit dans les yeux, hypnotisée par son faciès, et lui offrit un sourire charmeur tandis qu'elle lui adressait la parole d'une voix bien plus douce et chaleureuse que sa compagne.
- Ne t'en fais pas petit, elle gronde mais ne mord pas. Commence par nous prouver ton honnêteté en répondant à ses questions sans ambages, et tu mettras toutes les chances de ton côté pour gagner ta liberté - pour ce qui est de Bornioff, mon amie dispose "d'un petit sourire et de beaucoup d'éloquence", aptes à convaincre même le plus borné des interlocuteurs.
Elle échangea alors un court regard avec Lucrétia, pour lui signaler si ce n'était pas déjà assez clair sa volonté d'accéder à la requête de l'adolescent, à la condition que ses réponses soient suffisamment convaincantes. Après tout, en l'absence d'Elsa, avoir un nouveau valet ne pouvait pas être inutile, même s'il faudrait assurément parfaire son éducation...
Séduction sur ce jeune adolescent pour le troubler quelque peu, suivi d'empathie pour évaluer la véracité de ses réponses à Lucrétia et la nature de ses réelles intentions ! - On se la joue bon flic mauvais flic !
Re: [Lucrétia & Dokhara] Eaux de jouvence
Posté : 22 mai 2018, 14:45
par Lucretia Von Shwitzerhaüm
Lorsque Lucretia avait posé ses questions sans prendre de gants, d’une voix ferme et pleine d’autorité, le nouveau venu avait perdu de sa fringante et rebelle superbe pour se recroqueviller sur lui-même. Voilà qui lui mit un peu de plomb dans la cervelle ; très certainement sorti de sa cachette sous le coup d’une foucade, il sembla subitement prendre conscience des gens qui l’entouraient vraiment. Son regard se posa plus en détail sur Lucretia, puis sur les différentes personnes avec lesquelles la Lahmiane avait conversé. Marcus, nota la baronne, parvint à l’intimider aussi bien qu’elle ne l’avait fait elle-même. Oui, peut-être que le moment choisi n’était pas des plus probants, en fin de compte.
Ce fut à cet instant que Dokhara, après avoir douloureusement été témoin des adieux de sa consœur à ses gens, s’interposa presque entre cette dernière et le jeune homme. De son bras, elle traça une frontière invisible entre les deux personnages, protégeant celui qui avait soudainement besoin d’un certain soutien. Le prenant sous son aile, muée par un caprice peut-être pas si dénué d’intérêt que cela, la jeune rousse se présenta sous ses meilleurs airs. La défenseuse des faibles et des opprimés, celle qui ferait barrage de son corps pour protéger celui que tout le monde regardait d’un mauvais œil. Et le ton qu’elle adopta était de circonstance avec sa récente métamorphose.
Elle en vint presque à rabrouer la Lahmiane, laquelle la laissa pourtant faire. Ces cicatrices étaient magnifiques ; elles lui offraient un charme unique. Lucretia grondait bien mais ne mordait pas - ce qui amusa l’intéressée. Mais Dokhara incita bel et bien le gamin à répondre aux questions que lui posait la vampire, tout en retournant habilement les propos qu’elle lui avait un jour tenus, aux abords d’un poste de garde de Talabheim. Voilà bien quelque chose que Lucretia ne pouvait réfuter ; elle esquissa un nouveau sourire. Et, apaisé, rassuré de voir que l’on prenait sa défense, le garçon se mit à répondre aux questions qui venaient de lui être posées.
Ainsi, il se prénommait Crispin, bien que tout le monde l’appelât Pépin – un surnom que détestait déjà la Lahmiane, pour d’obscures raisons. Sa vie n’était somme toute pas différente de celle que nombreux autres jeunes gens qui avaient vu le jour dans un quartier défavorisé d’une grande ville ; triste, difficile et dangereuse, et sans avenir aucun. Vivant dans le quartier portuaire de Bechafen, il s’en était remis aux petits crimes pour subsister, ou par simple stupidité. Et sa cupidité –un simple couteau, vraiment ?- l’avait conduit sur une voie bien périlleuse dont la récompense n’avait pas été à la hauteur de ses attentes. Le type qu’il avait tenté de larronner l’avait pris sur le fait, le lui avait fait payer en lui dessinant ces scarifications qu’il arborerait à jamais, et l’avait envoyé par le fond, tout droit dans le fleuve. Un des employés de maître Bornoff l’avait repêché, et il s’était retrouvé sur le Weiler ; l’équipage avait besoin de personnel pour éplucher les patates… Disait-il. Elle le dévisagea sous un nouvel angle, étrangement peu convaincue, avant de hausser un sourcil interrogateur en direction de Dokhara. Celle-ci, la Lahmiane n’en doutait pas, allait assurément continuer à le couver.
« C’est une situation tout à fait convenable, pourtant, répondit Lucretia, en continuant de bien l’observer. Tu as un toit, tu es nourri et logé, tu vois du pays, et maître Bornoff n’a… pas l’air d’être une mauvaise personne. Ta situation est assurément plus acceptable maintenant qu’elle ne l’était autrefois. Et tout aussi plus agréable, là, qu’elle ne le sera si tu viens avec nous. Tu nous as écoutés, tu sais donc que notre avenir s’avère des plus incertains. »
Le bras de Lucretia ne s’était pas détendu tout au long de cette dernière confrontation, et sa main demeurait toujours prête à accueillir la sienne. Crispin hésita une énième fois, mais, suite au petit réconfort que lui avait apporté Dokhara, il osa enfin effectuer le geste qu’attendait la vampire. Fébrilement, il posa ses doigts sur la paume de la Lahmiane.
A peine avait-il terminé son mouvement que la baronne de Bratian ressentit une vague de chaleur circuler dans sa main, titillant le bout de ses propres doigts avant de prendre de l’ampleur dans son bras, se dissipant dans le haut de son épaule. La silhouette du jeune homme, que Lucretia contemplait soudainement de son troisième œil, se mit à s’illuminer de toute part, avant de s’embraser dans un flamboiement ignescent. L’Aethyr, d’un rouge vif, se mit à crépiter au sein de son enveloppe charnelle, à grésiller, à consommer l’énergie qui l’entourait, et à faire jaillir de petites escarbilles tournoyantes. Puis, lorsque le contact fut rompu, tout s’arrêta soudainement.
Lucretia se retira d’un pas, affichant une mine circonspecte. Aqshy, voilà ce vent de magie qui possédait ce garçon. Voilà ce qui expliquait son air bravache et son envie d’en découdre soudainement, qu’importait la situation ou le moment choisi. La témérité, l’impulsivité, le manque de réflexion pour se jeter à corps perdu dans la bataille, saupoudré de la fougue de la jeunesse… Tout autant de défauts qui habiteraient à coup sûr Crispin. Tout autant de défauts qui leur porteraient, justement, défaut, si elles venaient à le prendre avec elles.
La Lahmiane ne le connaissait pas. Elle n’avait aucune dette envers lui, et ne se sentait pas davantage obligée de l’aider à réaliser son rêve. Plus encore, il s’agissait potentiellement d’un mage malgré lui, d’un futur sorcier renégat qui, s’il ne suivait pas l’apprentissage des collèges de magie, risquerait de mal tourner, ou de causer des torts à son entourage. Il ne pouvait, à son âge, maîtriser ce pouvoir qui sommeillait en lui, tout en manquant, de temps à autre, d’exploser. De pareilles cicatrices ne les rendraient que plus facilement identifiables. Enfin, le tempérament des individus placés sous la bénédiction d’Aqshy n’avait rien pour la rendre plus conciliante, surtout dans une mission où la furtivité et la rapidité primaient sur tout le reste.
Elle surprit le regard de Dokhara, et secoua doucement la tête. Négativement.
Re: [Lucrétia et Dokhara] Les chemins de la renaissance
Posté : 02 juil. 2018, 00:44
par Dokhara de Soya
L'écurie de Konrad Dorfmark avait une petite notoriété. Stratégiquement installée entre Kortlheim, Prietlicheim, Volgen et Schoppendorf de l'autre côté du Talabec, elle faisait commerce de ses chevaux avec toutes les classes sociales des quatre cités. Que ce soient des destriers ou des palefrois pour la noblesse, des roncins pour les patrouilleurs ruraux, des coursiers pour les messagers, des chevaux de trait pour les marchands ou encore des affrus pour les paysans ayant la capacité de se les payer, son commerce était devenu florissant.
Et pourtant, son écurie avait bien failli être rachetée par la concurrence. Konrad avait perdu femme et enfants durant la guerre contre le Chaos cinq ans plus tôt, et avait sombré dans une vague de dépression de laquelle ne surnageaient que des bouteilles d'eau-de-vie. Ses employés avaient essayé de faire tourner sa prestigieuse écurie sans lui, mais ils avaient été incapables d'égaler ses talents, que ce soit pour les affaires ou pour le dressage des équidés.
C'était Wildred de Soya qui l'avait aidé à remonter la pente, retrouver la force de vivre malgré ses pertes. Il l'avait rencontré au détour d'une auberge de Priestlisheim, et alors que tous les clients évitaient de s'asseoir à la table de "ce pauvre alcoolique de Konrad", lui ne s'était pas gêné pour non seulement s'installer à ses côtés, mais aussi de lui voler son verre, et le provoquer publiquement en l'humiliant pour ce qu'il était devenu.
"Que penseraient sa femme et ses enfants de lui s'ils le voyaient ? Était-ce ainsi qu'il honorait ses disparus, était-ce ce type de souvenirs qu'il voulait rattacher pour l'éternité au nom de Dorfmark, non pas celui de la famille qui gérait la meilleure écurie de l'Empire, mais juste d'une poignée de victimes supplémentaires du Chaos ?"
Bien sûr, Konrad avait riposté, et l'échange avait vite tourné au pugilat. Wildred avait aisément esquivé les coups maladroits d'un homme trop alcoolisé, pour continuer sa provocation avant de finalement décider d'en finir d'un seul uppercut.
Konrad ayant perdu connaissance, il avait demandé à ses serviteurs de le transporter dans son manoir, où il permit à l'homme de reprendre gout à la vie. Tout d'abord il lui proposa de s'occuper de sa propre écurie pour qu'il canalise son désespoir dans son travail, et dans le contact avec des animaux plus faciles à appréhender que des êtres humains. Puis il lui présenta Maria, veuve d'un forgeron de Priestlisheim lui aussi décédé pendant la guerre. Il lui confia la jeune et insouciante Dokhara de Soya qui n'avait alors que dix-neuf ans, pour qu'il lui transmette sa connaissance des chevaux même si cette dernière était une piètre élève, puis racheta l'écurie que Konrad avait vendue pour éponger ses dettes. Au contact de ce qui fut autrefois sa passion, avec une nouvelle famille aimante pour l'entourer, Konrad put surmonter ses démons. Il reprit les rênes de son écurie, en échange de dix pour cent de tous ses bénéfices à vie envers le baron de Soya.
Son père avait conté à Dokhara cette histoire plusieurs fois, comment il avait su tirer parti du malheur de Konrad pour le lier à leur famille à tout jamais. Comment il avait réussi à déceler le talent chez cet homme brisé, le faire ressurgir à la surface, et par quel biais cet investissement en temps et en argent s'était avéré rentable en moins de deux ans. Konrad et Maria savaient avoir une dette impossible à rembourser envers leur sauveur, et plus que le pourcentage qu'ils reversaient, ils avaient juré que quoi qu'il ait besoin dans sa vie, peu importe la hauteur du sacrifice auquel il leur demanderait de consentir, jamais ils ne le lui refuseraient.
Konrad avait vu en Wildred son héros, Wildred avait vu en Konrad un investissement. Une façon d'appréhender le monde qui n'avait fait qu'attirer le dégout de Dokhara envers la nature égoïste de son géniteur, son inhumanité.
Et pourtant aujourd'hui, l'ancienne baronne se contentait de récolter les graines que son père avait semées. Une étrange boucle de paradoxes, dans laquelle elle considérait Wildred fautif de tous ses maux, lui qui l'avait forcée à devenir celle qu'elle était aujourd'hui, mais aussi dans laquelle elle se contentait encore et toujours de se servir des atouts qu'il lui avait laissés.
Wildred de Soya s'était fait nombre d'amis, de relations, de débiteurs. À sa mort, la jeune baronne n'avait fait que se servir dans cet héritage. Mais elle-même depuis lors n'avait été bonne qu'à s'attirer des ennuis, et à perdre l'un après l'autre chaque personne qui avait un jour été proche d'elle.
Peut-être était-ce mieux que Crispin ne les ait par rejoint. Dokhara de Soya n'était pas femme capable d'aider qui que ce soit. Elle se contentait de détruire la vie d'autrui sur son passage, continuant d'avancer en ne laissant que malheur et désespoir derrière elle. Sans doute que devenir une maléfique créature de la nuit était bel et bien le destin le plus adapté à sa nature.
***
Lorsqu'ils avaient ouvert leur porte, c'est avec deux arbalètes chargées que Konrad et Maria les accueillirent. Survivants d'une guerre qui leur avait tout volé, ces deux-là n'étaient pas gens à laisser quatre individus louches toquant à leur porte de nuit dérober ne serait-ce qu'une parcelle du bonheur qu'ils avaient reconstruit.
Puis l'éleveur avait reconnu Dokhara. Cela devait faire une bonne année qu'ils ne s'étaient vus, et sans nul doute qu'il fallut quelques secondes à Konrad pour se convaincre que cette femme habillée comme un homme était bien la fille de son sauveur.
- M'dame la baronne ? C'est bien vous ?
- C'est bien moi, Konrad, lui répondit-elle en abaissant la capuche de sa pèlerine, avant de lui adresser un maigre sourire.
Le maitre de l'écurie avait atteint dépassé la quarantaine, et ses cheveux se faisaient de moins en moins nombreux, le peu qui restaient ayant viré au gris. Il était torse nu, dévoilant sous une toison grisonnante une peau dorée par le soleil pourtant rare du Talabecland, et la musculature sèche d'un homme qui travaillait sans relâche depuis des années.
Maria quant à elle avait enfilé une robe de roturière froissée avant de venir leur ouvrir. Quatre ans plus vieille que Konrad, elle ne faisait cependant pas son âge tant son corps débordait encore de vitalité. Une petite brune sacrément musclée au caractère bien trempé, qui s'échinait tout autant à la tache que son mari dans l'écurie. Dans l'incapacité de procréer à nouveau, tous deux consacraient toute leur vie à leur travail.
Après un regard en coin inquiet aux trois individus accompagnant Dokhara, ainsi qu'à leur étrange garde-robe, ils baissèrent leurs armes et invitèrent leur petit groupe à entrer.
Dokhara croisa les yeux émeraude de Lucrétia, avant de pousser un soupir attristé.
- Malheureusement Konrad, ce n'est pas l'hospitalité que nous sommes venus chercher. Je suis venue te demander de rembourser la dette que tu as contractée auprès de ma famille. J'ai besoin de tes meilleurs chevaux, avec assez d'endurance pour supporter un voyage difficile.
Un silence incrédule plana. Le couple échangea à son tour un regard perplexe, puis c'est Maria qui prit la parole, comprenant que son mari n'osait le faire.
- Madame la baronne, que se passe-t-il ? À vos vêtm'ents, vot'étrange compagnie et vot'demande, c'est évident qu'vous êtes en danger. Expliquez-nous je vous en prie. Nous pouvons certainement faire plus que vous offrir quelques chevaux. Vos gens de Priestlisheim vous sont fidèles, on s'rait tous prêts à tout sacrifier pour vous.
J'en doute ma chère Maria. J'en doute. Mais merci.
Dokhara réprima les émotions qui bouillaient en elle. En venant les voir, elle les mettait en danger de mort. Si l'inquisition apprenait qu'elle avait obtenu de l'aide de leur part, ils pourraient tous deux finir au bucher pour leur complicité. D'autres cadavres qu'elle sèmera dans son sillage.
Elle prit une mine sévère, fronçant les sourcils, et durcissant sa voix.
- Vous ai-je donné l'impression de souhaiter justifier mes actes ? Ou encore de vous laisser un choix sur ce qu'il allait advenir ce soir ? Vous avez une dette à payer et je suis venue exiger son remboursement. Je n'ai nul besoin de l'inquiétude de deux petits éleveurs de la campagne. Alors hâtez-vous de vous vêtir que nous allions dans l'écurie afin de choisir les biens qui me reviennent.
Maria rougit, puis se mit à fixer le sol sans pouvoir répondre. Konrad prit le relai en bafouillant. Il demanda à sa femme de se recoucher, puis enfila une veste en coton avant de sortir de la maison, accompagnant leur petit groupe jusqu'à sa gigantesque écurie.
***
Il avait fait des travaux depuis le dernier passage de Dokhara, le bâtiment avait été agrandi pour pouvoir contenir davantage de chevaux. Il devait y avoir une bonne centaine d'enclos, et plus de la moitié d'entre eux accueillaient des bêtes qui, ayant entendu le bruit de la lourde porte en bois s'ouvrir, s'éveillaient curieux de ce changement dans leur routine.
- J'comprends qu'vous souhaitiez pas parler d'vos affaires m'dame la baronne. Mais vous évoquiez un long voyage, et si vous voulez qu'choisisse mes meilleurs chevaux pour vous, j'vais être forcé d'vous d'mander quelques détails sur le type de route qu'vous allez emprunter. N'y voyez aucune malice, c'est qu'mon travail.
Dokhara n'avait qu'une envie, celle d'enlacer Konrad, s'excuser pour la façon dont les évènements se déroulaient. Mais s'il devait apprendre demain que la jeune baronne de Soya était condamnée à mort pour avoir copulé avec des démons, ce serait plus simple pour lui d'accepter que la douce adolescente qu'il avait connue n'existait plus. Aussi répondit-elle en gardant son masque agacé, d'une voix dénuée de toute émotion.
- Mon voyage risque de durer des semaines, voire des mois. Considère qu'on va traverser tous types de routes, certaines sans doute plus abimées que d'autres. On n'aura pas le luxe de ménager nos montures.
Konrad ne prit même pas le temps de la réflexion. À peine les détails de Dokhara donnés, il avança dans l'allée centrale de l'écurie, dépassant de nombreux boxs pour s'arrêter enfin vers l'extrémité du bâtiment. La plupart des enclos y étaient vides, à l'exception de deux d'entre eux, qui contenaient deux magnifiques chevaux alezans.
- C'est les deux seuls palefrois qu'il m'reste, Liszt et Haendel. Y a un cortège d'courtisanes de Talabheim qui a acheté tous les autres. Mais ces deux-là leur plaisaient pas à cause d'leur robe granitée, soit disant qu'les tâches blanches étaient pas gracieuses.
Effectivement, les robes alezanes des deux palefrois étaient parsemées de poils blancs qui altéraient leur couleur.
- Ce sont deux solides ambleurs. Assez endurants pour marcher huit bonnes heures par jour, assez stables pour qu'ça reste confortable sur la journée. Même sur route accidentée vous devriez pouvoir faire soixante-dix kilomètres par jour sans qu'ces deux-là fatiguent plus que de raison.
Le maitre d'écurie et elle échangèrent un regard dans lequel passait un message silencieux. Konrad se souvenait bien que Dokhara était très mauvaise cavalière, et n'avait aucun talent particulier pour l'équitation. Il avait choisi des ambleurs pour permettre à la jeune femme de reposer ses jambes et son fessier en s'installant en amazone si la position à califourchon devenait trop inconfortable, et avait sans nul doute décidé de s'attarder sur ces deux-là pour leur docilité avant leurs prouesses physiques, mais se gardait bien d'exposer ce type d'informations à voix haute devant les compagnons de Dokhara.
- Ils feront l'affaire pour ma compagne et moi. Il nous faudra ton meilleur roncin pour notre garde du corps, une mule pour notre palefrenier, et une deuxième pour transporter notre équipement de voyage.
Konrad hocha la tête, tout comme Hans. Dokhara avait échangé quelques mots avec le palefrenier précédemment, et c'était sur ces conseils qu'elle avait fait cette demande à l'ancien ami de son père.
Aussi choisirent-ils un solide roncin noir nommé Wagner, et deux mules au pelage brun-gris, Strauss et Brahms. Konrad s'éloigna de leur groupe quelques minutes, le temps d'aller chercher selles et brides.
À nouveau, Dokhara échangea un regard avec Lucrétia. Cette dernière haussa un sourcil, comme pour souligner une interrogation qu'elle ne souhaitait pas formuler.
La baronne crut néanmoins comprendre sa remarque. De fait, s'était posée la question avant leur venue sur l'inquisition, si elle ne les avait devancés sur les terres de Dokhara. Quand bien même Konrad n'était pas directement installé sur son domaine, son écurie restait reliée à la famille de Soya qui l'avait autrefois achetée puis offerte. En choisissant de rendre visite à Konrad plutôt que de lui voler des chevaux, ils avaient pris le parti d'obtenir les montures les plus adaptées à leurs besoins, mais aussi de courir le risque d'être trahis sitôt partis.
Néanmoins, et sauf si le couple disposait de dons d'acteurs insoupçonnés, ni l'un ni l'autre ne semblait avoir été mis au courant de la disgrâce de la baronne.
Elle fit un sourire à Hans, qui le lui rendit. Le palefrenier n'avait pas caché sa tristesse de devoir abandonner ses chevaux à Talabheim - Dokhara espérait que s'occuper dans les jours à venir des montures de Konrad saurait lui remonter le moral, et lui faire oublier la perte de Elsa.
Puis enfin, elle jaugea l'attitude de Marcus. Le roncin qu'avait choisi Konrad n'était peut-être pas un puissant destrier, mais l'animal restait magnifique. D'un pelage noir particulièrement rare, Wagner avait fière allure, et si Marcus faisait un effort pour imiter le flegme de sa maitresse, Dokhara ne s'y laissa guère tromper. L'homme d'armes semblait apprécier le geste même s'il ne souhaitait pas le montrer.
Konrad revint et s'attela à équiper les chevaux, avec l'aide de Hans. Tout ceci se fit dans le silence, à l'exception du moment où il présenta les selles choisies pour Dokhara et Lucrétia - dites mixtes, elle possédait une partie en cuir pouvant se rabattre à l'aide de sangles, permettant aux deux jeunes femmes d'alterner à tout moment entre une position à califourchon ou en amazone.
Les chevaux prêts, chacun prenant le sien par la bride, ils quittèrent l'écurie. Un long voyage les attendait.
- Madame...
- Ne pose pas de questions Konrad, je t'en prie. Et si l'on te demande prochainement, je te conseille de mentir. Dis que tu ne m'as pas vu, que les chevaux manquants t'ont été volés pendant la nuit par quelques canailles. Je ne te dis pas ça pour me protéger sache-le. Je te le dis pour vous protéger, toi et Maria. Mens, n'hésite pas à cracher sur mon honneur, à dénoncer des doutes imaginaires que tu as toujours eus me concernant. Fais ce qu'il faut pour que le malheur ne s'abatte pas une seconde fois sur ton foyer, Konrad. Et bonne chance.
Dokhara ne laissa pas le temps à son ancien professeur d'équitation de répondre. Elle imita ses compagnons, et grimpa sur Haendel - réussissant par chance l'opération du premier coup cette fois-ci - puis ordonna à la monture de s'éloigner au trot.
***
Libérée des geôles de l'inquisition, Dokhara avait quelque part au fond d'elle cru que le pire était derrière elle.
Bien entendu elle s'était trompée.
Il fallait faire avec la culpabilité. Celle de sa responsabilité dans le malheur de toutes les personnes qu'elle avait côtoyé.
Il fallait faire avec sa honte. Honte d'avoir suscité des émotions chez une vampire qui l'avaient mené à tant sacrifier pour elle.
Il fallait faire avec la peur. La peur des patrouilleurs, de l'inquisition, des lahmiannes, des cultistes, des profondeurs insondables de la Drakwald. Du futur. Des conséquences.
Une seule voie. Celle de Lucrétia. Du Kislev.
Quelle folie.
Comment ne pas laisser le doute s'instiller et creuser son venimeux chemin dans ses pensées alors que la monotonie d'un long voyage à cheval s'installait ?
Un silence pesant s'était imposé dans leur petit groupe sur la route menant à Ravenstein. Face aux dangers de la Drakwald, aux enjeux de leur situation et aux évènements survenus sur le bateau de Maitre Bornioff, il y avait trop d'obstacles à franchir pour oser le rompre.
Physiquement, Dokhara était avec Hans, Marcus et Lucretia. Mais mentalement elle était seule, effroyablement seule. Elle s'était échinée à jouer les femmes fortes encore et encore, et l'enchainement de péripéties qui s'était déchainé récemment avait maintenu ses pensées occupées. Désormais il n'y avait plus aucun ennemi face à elle, il n'y avait plus... qu'elle-même.
Dokhara était une citadine dans l'âme. Elle avait vécu la majeure partie de sa vie dans la capitale impériale, et ses rares sorties se limitaient à des visites diplomatiques à Talabheim ou Nuln. Elle ne mettait que rarement les pieds sur ses terres de Priestlisheim, un endroit bien trop rural pour elle. Elle n'était pas prête pour la Drakwald.
Elle n'était pas étrangère au danger pourtant. Elle avait passé tant de temps dans le Reikerbahn District, à devoir déjouer tant la vigilance du guet que des racketteurs en embuscade dans les sombres ruelles du quartier. Combien de fois avait-elle déjà frôlé la mort, que ce soit aux côtés des bienfaiteurs ou des slaaneshis ?
Et pourtant, ces expériences ne furent d'aucun secours face à l'angoissante atmosphère de la forêt. Tant de terribles histoires existaient sur les monstres qui se cachaient en son sein. Meutes d'hommes-bêtes errantes, féroces elfes sylvains tuant quiconque touchant le mauvais arbre, ruines maudites vestiges d'une guerre terrible contre le Chaos, et Sigmar seul savait quelles autres horreurs.
À chaque craquement dans les ténèbres, chaque bruit d'animal dans le lointain, chaque putain de bruissement de feuilles, Dokhara sursautait sur sa monture. Toute ombre était un ennemi, toute branche dans la périphérie de son champ de vision un monstre prêt à venir la tuer.
Face à la peur, un seul récif auquel se raccrocher, toujours le même. Lucrétia. Elle était en tête de leur petite troupe, son œil affuté capable de choisir le meilleur chemin à emprunter dans les ténèbres de la forêt pour la sécurité de leurs montures.
Toujours la même étreinte sur son coeur dès lors que son regard se posait sur elle. Cette bouffée brute d'émotions mêlées qu'elle était incapable de trier. Le contrecoup de son sortilège s'était peu à peu dissipé et plus que jamais elle ressentait le besoin d'être contre elle, de serrer son corps contre celui de la lahmiane. Plus que cela, elle souhaitait s'excuser, la supplier de la pardonner pour l'avoir poussée à aller si loin pour elle. C'eut été une erreur bien sur, Lucrétia faisait ses propres choix, et ne serait-ce que suggérer que Dokhara aie la puissance d'affecter son libre arbitre serait une insulte qu'elle ne tolèrerait pas sans un violent retour de bâton, verbal ou physique.
Lucrétia était la seule chose qui lui restait. Mais impossible d'être dupe et de laisser l'espoir s'insinuer en elle. Elle aussi, Dokhara était condamnée à la perdre, d'une manière ou d'une autre. La vie éternelle qu'elle lui faisait miroiter était un leurre - rien n'est éternel.
Elle l'abandonnera un jour, ou la trahira, ou mourra. Et Dokhara sera alors totalement seule.
Stressée et en proie à des doutes qui se multipliaient, condamnée au silence et à une progression particulièrement lente dans l'obscurité d'un ciel nocturne couvert par les nuages et les arbres, subissant même parfois un crachin rendant humide ses vêtements, les heures qui les séparèrent de leur première étape à Ravenstein semblèrent durer une éternité.
Lorsqu'enfin la ville fut en vue, le soleil se levait déjà. C'était là son nouveau quotidien désormais, son nouveau rythme de vie auquel elle devrait s'accoutumer. Les vampires étaient des créatures nocturnes et si Lucrétia donnait le change lorsque sa condition l'exigeait, elle était bien plus à l'aise une fois l'astre solaire disparu.
Après avoir trouvé une petite crique assez discrète d'accès, Lucrétia ordonna à Hans et Marcus de se séparer d'elles pour acheter à Ravenstein les fournitures de voyage dont elles auraient besoin à l'avenir. Désormais seules, Dokhara prit soin d'éviter le regard de sa compagne tandis qu'elle l'aidait à sangler leurs montures à un arbre proche, et à vérifier le périmètre de leur lieu de repos. Haendel semblait particulièrement stressé, renâclant fréquemment. Konrad lui avait répété souvent : les chevaux sont des animaux sensibles, des éponges à sentiments qui sont affectés par l'humeur de leur cavalier. Difficile de lui donner tort en voyant Liszt, le palefroi de Lucretia, à ses côtés bien plus calme et silencieux.
La vampire ne comptait néanmoins pas laisser à son amante le loisir de s'enfermer dans sa lâcheté, et la surprit en dégainant son épée, qu'elle pointa dans sa direction avant de la provoquer. Passée la surprise, Dokhara acquiesça à la proposition avec un sourire triste. Les intentions de la lahmianne étaient évidentes : aider Dokhara à se changer les idées en lui permettant de focaliser ses pensées sur une activité physique. Sa manière à elle de vouloir aider la baronne, qui n'avait guère de motivation pour ce jeu mais décida de s'y prêter par politesse.
- J'ai pratiqué un petit peu oui... contre mon gré.
Ludwig. Un nom qu'elle ne pouvait pas oublier. Associé à une dure leçon qu'elle avait apprise. Quatre mois s'étaient écoulés depuis leur rencontre, et elle voyait encore son visage la poursuivre, confondant n'importe quelle ombre avec la sienne, se réveillant parfois en sueur la nuit en se rappelant son sinistre faciès.
Était-ce bien le moment de repenser à ce zélé ? Certainement pas. Lucretia n'avait cure de son manque de concentration, et fondit en avant à une vitesse surhumaine afin de la réveiller.
La suite ne fut que pur réflexe mécanique de la part de la jeune baronne. Son corps se mut de lui-même, sa lame se levant naturellement en position défensive pour dévier le coup. L'acier percuta l'acier dans un impact bruyant mais guère violent - la lahmianne n'avait pas cherché à la blesser, seulement à lancer les hostilités. Son action eut l'effet escompté ; par cette seule action, tout le corps de Dokhara s'était crispé, son regard acéré, son sourire évanoui. Lucrétia voulait son attention, elle l'avait.
Dokhara répondit à cette provocation en attaquant à son tour. Malheureusement, son esprit lui joua un vilain tour, lui faisant croire à tort que son adversaire était humain, qu'elle devait ménager sa frappe pour un duel destiné non pas à tuer mais uniquement à s'entrainer. Pour être à égalité avec une Lucrétia joueuse, Dokhara devait donner le meilleur d'elle-même et non pas lésiner sur ses attaques. Elle le découvrit lorsque le tranchant de la lame de la vampire vint saluer sa gorge, sans même qu'elle n'aie eu le temps de comprendre à quel moment son coup fut paré et comment la contre-attaque avait été opérée. Elle avait profité de son flanc gauche découvert, utilisant la faille dans sa défense qu'elle ne se connaissait que trop bien.
À l'écoute du gage imposé par sa consoeur, Dokhara eut un sourire certes agressif mais plus sincère que l'émotion de façade qu'elle avait présenté la fois précédente.
- Inventer des règles pendant le déroulement du jeu, voilà qui est bien peu régulier, madame la baronne. Est-ce un prétexte pour me dévêtir, ou bien une manière de me motiver à donner le meilleur de moi-même pour la suite de cet exercice ?
Lâchant son arme, Dokhara s'exécuta, abandonnant sa pèlerine puis déboutonnant sa chemise pour la faire négligemment tomber sur le sol. Sous cette dernière, elle s'était confectionné une brassière de fortune à l'aide d'une bandelette de tissu récupérée sur le Weiler. Dokhara croisa le regard de la lahmianne, puis son sourire moqueur s'agrandit tandis que, sans lâcher ses prunelles émeraude des yeux, elle défit également ce dernier morceau de tissu recouvrant son buste.
- Mais vous avez raison, la dernière fois que vous teniez un objet tranchant, vous aviez saccagé mes vêtements de mon sang. Voilà qui écarte tout risque.
Dokhara ramassa son arme, et testa ses appuis à gauche puis à droite comme pour étirer ses muscles - une manière provocatrice de créer un léger balancement des jumelles capable d'hypnotiser bien des hommes.
Puis sans crier gare, la rouquine bondit en avant. Amusée, Lucretia la laissa venir et para ses premiers assauts d'abord avec un certain flegme, puis avec davantage de sérieux en remarquant que Dokhara engageait toute son énergie dans l'échange de coups. Si la jeune femme jouait, ce n'était pas sans s'investir au maximum de ses capacités dans le combat ; et de fait, Dokhara avait réussi à prendre conscience que son adversaire n'était pas humaine. En tant que vampire aucune blessure faite à l'épée ne saurait lui être fatale, aussi Dokhara pouvait frapper de toutes ses forces avec le désir de tuer. Une agressivité que Lucrétia ne pouvait se permettre d'avoir envers une humaine aussi frêle qu'elle... et donc un avantage qu'elle exploita avec rage.
Était-ce la distraction offerte par sa paire de seins, ou cette totale absence de retenue dans l'agressivité des coups portés qui lui permit de traverser la défense de Lucrétia ? Difficile à dire, toujours est-il qu'à la plus grande surprise de la lahmiane, Dokhara réussit à passer derrière sa garde, se ruant en avant sans aucun égard pour le danger encouru, prédisant l'esquive de Lucrétia pour mieux la réceptionner de la pointe de son arme.
L'ex-baronne de Soya ne prononça pas un mot tandis que leurs regards se croisèrent à nouveau. Pas même un sourire ne vint éclairer son visage quelque peu terrifiant - dans ses prunelles lavandes n'était visible qu'une rage qu'elle ne contenait plus, ses mâchoires étaient serrées, son souffle court, et son bras tremblait légèrement alors que l'extrémité de son épée se situait tout contre la gorge de son ennemie amante.
L'instant passa, et Lucrétia ne prit pas ombrage des instincts meurtriers de sa consoeur. Elle déplaça la pointe de l'arme qui la menaçait de deux doigts, et sa douce voix réussit à calmer Dokhara qui relâcha ses muscles, et détendit son bras pour faire redescendre la lame.
L'atmosphère était encore humide du crachin qui avait précédé et de la rosée matinale, et l'énergie dégagée dans cet exercice l'avait éreintée. Les premiers rayons du soleil de la journée se reflétaient sur sa peau nue, luisante de sueur. Sa poitrine se soulevait et se rabaissait à un rythme alarmant, et l'adrénaline passant, elle sentait désormais son cœur battre douloureusement derrière ses côtes. Aussi, tout en se rinçant l’œil devant une Lucrétia qui abandonnait à son tour quelques vêtements, Dokhara tenta de retrouver son souffle. Elle avait réussi à tromper la vigilance de Lucrétia une fois, mais la fière lahmianne ne laisserait sans doute pas cet incident se reproduire.
Et de fait, elle ne permit pas à Dokhara de porter de nouveaux coups, puisqu'elle se rua tout à coup dans sa direction totalement désarmée.
Elle ne sut comment réagir. Lucrétia ayant lâché son arme, devait-elle lever la sienne pour riposter à cette charge ?
Cet instant d'hésitation fut de trop face à une vampire sans pitié. Celle-ci surgit devant elle bien trop rapidement, et Dokhara eut à peine le temps d'apercevoir son sourire avant de se retrouver propulsée dans l'eau glacée du Talabec. Le cri de surprise de Dokhara s'étouffa dès lors qu'elle disparut dans le fleuve. Elle réapparut deux secondes plus tard, prête à témoigner d'une juste colère, mais cette dernière fut mouchée dans l’œuf lorsqu'elle vit entendit les sincères éclats de rire de Lucrétia. Il n'était pas fréquent pour la vampire d'abandonner son sourire de façade et de le remplacer par tant de spontanéité, et cela doucha toute velléité chez Dokhara qui sourit à son tour, écartant les mèches trempées qui lui obstruaient la vision.
- Gagné ? Admettez plutôt que vous avez pris peur dès lors que j'ai pris l'ascendant dans notre petit duel, et que ce vilain tour vous permet d'éviter de vous retrouver cul nu au retour de Hans et Marcus !
Si le printemps commençait à céder sa place à l'été, les températures matinales étaient loin d'être suffisantes pour prétendre à une baignade agréable. Elle s'apprêta à sortir de l'eau, son corps déjà tremblant sous l'effet du froid, mais Lucrétia semblait avoir une autre idée derrière la tête, lui coupant le chemin en sautant dans le fleuve juste devant elle, l'éclaboussant au passage.
Lorsqu'elle sortit à son tour la tête de l'eau, Dokhara ne put réprimer un éclat de rire en voyant pour la première fois une Lucrétia aussi enfantine.
Qu'elle l'ait calculé ou non, Lucrétia était parvenue à vaincre ses doutes et sa morosité, au moins temporairement.
L'étreinte qui s'en suivit acheva de consolider la victoire de la lahmianne.
***
De fait, les initiatives de Lucrétia eurent l'effet escompté sur le long terme. Sur la suite de leur voyage, la jeune baronne avait retrouvé une certaine confiance en elle. Cessant de se murer dans son mutisme, elle tourna ses pensées non plus vers elle-même mais vers l'observation attentive de la Drakwald. Si son père était talabeclander, elle-même était une fille d'Altdorf et elle devait avouer sa totale méconnaissance de la survie en pareil territoire. Si sa fidélité envers Rhya l'avait menée à parfois arpenter quelques prés et clairières, c'étaient toujours des endroits surs, fréquentés et sécurisés par l'homme. Rien à voir avec la profondeur de ces bois infinis, dans lesquels plus aucune des règles auxquelles elle se raccrochait pour survivre n'avait de sens.
Mais elle n'était plus d'humeur à se laisser malmener par l'inconnu. Hans et Marcus avaient une expérience bien plus grande qu'elle de ce type de terrain, aussi apprit-elle à leur contact, tant en les observant qu'en les questionnant sans plus de crainte de paraitre ridicule. Il n'était plus temps de tenter de sauver les apparences - elle devait désormais apprendre à survivre par elle-même plutôt qu'éternellement dépendre d'autrui. Elle associa ces leçons pratiques aux quelques souvenirs des leçons que les prêtresses de Rhya de son enfance lui avaient inculquées sur la faune et la flore de l'Empire. Certaines formes de végétation lui revinrent en mémoire, des plantes et leurs propriétés, des animaux et leurs cris.
Mais si Dokhara avait retrouvé son calme, il n'en était pas de même pour Haendel. Il n'avait guère apprécié les sursauts constants de Dokhara pendant leur première nuit de marche, pas plus que l'ambiance oppressante de la Drakwald. Et si en surface l'animal ne laissa rien trahir lors de l'inspection matinale de Hans, tout ce qu'il avait emmagasiné sortit d'un coup lorsqu'il dut quitter le plancher des vaches pour la traversée du Talabec. Cette expérience inédite de déplacement en fut trop pour la monture de Dokhara qui paniqua et faillit renverser le rafiot du contrebandier dont Lucrétia avait négocié le transport.
Bien sûr, une fois arrivés sur l'autre berge, Dokhara se garda bien d'évoquer ce qu'elle pensait être la raison de cet incident. Tout au plus suggéra-t-elle une mauvaise blague des dieux, Rhya et Ranald n'étant pas en très bons termes avec elle et ses récents choix. Puis noya le poisson en félicitant Hans pour ses talents à gérer même la plus imprévisible des situations concernant les équidés.
De toutes manières, l'incident fut vite oublié, masqué par le meurtre du contrebandier que Lucrétia effectua de sang-froid. À la vérité, sa justification sur cet acte était pour la jeune femme superflue - elle ne ressentait nulle empathie pour le macchabée et avait toute confiance dans les choix de la lahmiane - le souvenir de son caprice au sujet de Crispin était encore vivace dans son esprit, et elle ne comptait pas reproduire ce type d'erreur dans leur relation. Par ailleurs, elle-même ayant ressenti un certain plaisir lorsqu'elle avait ôté la vie à une innocente aubergiste, elle aurait été bien en mal d'aller faire les gros yeux à son amante pour avoir tué un filou de ce genre. "Les risques du métier", comme l'aimaient à le répéter les canailles du Reikerbahn District.
Si Dokhara crut que son moral avait réussi à vaincre les affres de la Drakwald, elle en eut pour ses frais lorsqu'elle constata que la portion de forêt traversée jusqu'ici n'était en vérité qu'un avant-gout de ce que les véritables tréfonds des bois qu'ils avaient à parcourir désormais lui réservaient. L'ambiance était si oppressante que plus personne ne se risquait à échanger le moindre mot par crainte de ce qui pouvait les entendre. Le pire était justement ces bruits que l'on percevait dans les lointains, ces brindilles qui se brisaient, ces cris bestiaux qui résonnaient dans la brume, ces échos sinistres dont on ne pouvait jamais voir l'origine. Comme si la Drakwald aimait à rappeler à tout instant aux voyageurs sa dangerosité, sans pourtant jamais oser s'en prendre à eux. Les quelques villages désertés croisés ou autels abandonnés témoignaient pourtant des risques omniprésents qu'il y avait à traverser ces lieux, symboles de vies passées qui s'étaient éteintes sans doute brutalement.
L'on ne faisait pas plus de bruit de nuit que de jour, installant le campement dans un silence religieux, minimisant au mieux la visibilité des feux de camp par crainte de la Drakwald. Car à défaut de voir les dangers qu'elle recelait, l'on finissait par donner vie à la forêt elle-même, à la considérer comme une entité vivante qui retenait pour le moment sa colère envers ce groupe de voyageurs, mais qui pouvait décider à tout moment de les engloutir si l'on venait à la vexer.
Seul ilôt de réconfort dans ces sinistres lieux, seul récif auquel Dokhara continuait de se rattacher, Lucrétia bien que prudente semblait à elle seule tenir tête à la Drakwald. Elle menait leur groupe à travers les sentiers, et si son assurance se faisait elle aussi égratigner par la pesante atmosphère des bois, sa nature de morte-vivante était un atout indéniable. Elle n'avait pas besoin de dormir, son ouïe et sa vue étaient affutées, empêchant ainsi de jour comme de nuit la forêt de les prendre en embuscade. Avec pareille gardienne, on arrivait à sauver son mental, se laissant à croire à une sécurité pourtant illusoire.
Physiquement aussi, ce voyage fut bien plus dur que Dokhara ne l'avait songé. Malgré le choix judicieux de montures ambleuses de la part de Konrad, il ne pouvait y avoir de solution miracle pour quiconque chevauchait toute la journée sur terrain aussi difficile. Dès la première nuit, Dokhara se rendit compte que tout son corps était fortement ankylosé, et que les muscles de ses cuisses et de ses fesses la faisaient souffrir en permanence de violentes courbatures tant ils étaient sollicités. Si après l'épisode de la baignade Dokhara s'était laissée aller à s'imaginer des nuits torrides dans la tente pendant leur parcours, la dure réalité ne prit aucun gant lorsqu'elle détruisit ses petits fantasmes de citadine. Ce voyage étant aussi éreintant physiquement que mentalement, et dans une situation où elle apercevrait Lucrétia étendue nue sur un lit, elle devrait admettre que son désir se tournerait plutôt vers le couchage que son amante.
Et pourtant, malgré la fatigue, même en sachant que leur campement était gardé par une puissante morte-vivante, comment dormir lorsque les éléments se déchainent avec fracas ? Seule dans sa tente, Dokhara hésita plus d'une fois à rejoindre celle de Hans et Marcus pour pouvoir se blottir contre quelqu'un face à ce nouvel assaut de sa santé mentale, incapable de trouver le sommeil tant désiré à cause du stress. Mais pour cette fois, elle préféra sacrifier ses heures de repos pour sauver sa dignité - là dehors, Lucrétia subissait la chute de trombes d'eau uniquement pour les protéger de tout danger. Elle ne pouvait jouer les enfants terrifiées par l'orage lorsque son amante se dressait seule contre la nature déchainée.
Percluse de fatigue, de stress et de doutes, ce voyage s'annonçait comme l'une des pires épreuves de sa vie.
***
Et pourtant...
Pourtant il fallait croire que l'on s'acclimatait de tout. Sans aller jusqu'à parler de confort, la routine de leur difficile progression dans la Drakwald permit cependant de rendre leur voyage moins éprouvant. L'on s'habituait finalement aux bruits dans le lointain, aux dangers des routes, à l'ambiance toujours oppressante des lieux. On osait de nouveau chuchoter pour échanger de courtes phrases, voire même avoir de vraies discussions lorsqu'on s'arrêtait pour se sustenter ou dormir. Le danger n'était pourtant pas moins présent qu'avant, la Drakwald ne devenait jamais plus accueillante, mais l'esprit humain s'adaptait, et cela se ressentait aussi dans leur cohésion en tant que groupe. Les campements étaient plus vite installés et démontés, le rythme des pauses plus régulier, les repas mieux cuisinés. L'habitude devenait une force réconfortante.
C'est ainsi que Dokhara se décida à établir un réel contact avec Hans et Marcus. Trop polis pour l'exprimer, elle savait pourtant que le rôle qu'elle avait joué dans l'éclatement du groupe de Lucrétia resterait à jamais un reproche tacite qu'ils lui feraient. Le moins qu'elle puisse faire désormais envers ces hommes qui risquaient tout ce qu'ils avaient au nom de Lucrétia et elle, c'était d'établir un lien avec eux, de faire connaissance pour qu'ils sachent pour qui leur maitresse a consenti tant de sacrifices. La jeune baronne usa du charisme qui lui avait permis de s'élever en politique, parlant peu et écoutant beaucoup. Elle ne s'imposa jamais à eux, attendant que leur curiosité les pousse à la questionner pour se dévoiler peu à peu. Naturellement, elle usa des centres d'intérêt de chacun pour faciliter le contact entre eux - aussi prit-elle le temps de s'occuper de leurs chevaux en compagnie de Hans, puis de demander à Marcus de faire quelques passes à l'épée malgré la fatigue afin d'apprendre ses meilleurs bottes et conseils en cas d'agression, que ce soit d'animaux, de monstres ou d'humains.
Dans cette routine qui s'installait, peu nombreux furent les évènements à rompre ces interminables journées de cheval à rester attentif au moindre mouvement suspect dans les bois, forçant sa vigilance à ne pas se laisser tromper par l'absence de danger visible des jours précédents.
Il y eut ces autels tout d'abord. Dokhara ne fit pas grand cas de ceux consacrés à Karnos, quand bien même ils déclenchèrent une étrange réaction de rejet de la part de Lucrétia. Elle fut néanmoins bien plus sensible aux quelques cairns agrémentés d'offrandes pour Taal et Rhya - par réflexe en les apercevant, son esprit avait naturellement formé une prière silencieuse à Rhya. Ce n'était qu'ensuite qu'elle se demanda si ce n'était pas attirer le mauvais sort sur eux que de s'adresser encore à la déesse. Celle-ci n'avait guère daigné l'écouter pendant sa captivité, la colombe d'Ingrid restant sourde à ses appels. En choisissant une vampire pour morte-vivante, en éprouvant pour cette dernière un amour jugé déviant par ceux qui vénéraient la vie, Dokhara devait se faire à l'idée que de la même manière qu'elle avait autrefois rejeté Ranald, Rhya resterait à son tour sourde à ses appels. Lucrétia semblait n'accorder que bien peu de respect au panthéon de l'Empire, et c'était sans doute la même voie qu'elle allait devoir suivre. Était-ce un mal, lorsqu'on était en quête de liberté, que de pouvoir s'affranchir même des dieux ? Ainsi formulé, la transformation en lahmianne semblait une bénédiction, mais au fond d'elle Dokhara ne put s'empêcher de ressentir de la peur à l'idée que plus aucun dieu n'écouterait jamais ses prières. Elle serait libre... mais seule.
Ils croisèrent quelques humains aussi, par deux fois. Dokhara n'eut pour seule réaction que de les ignorer, réajustant le capuchon de sa pèlerine pour mieux dissimuler son visage. Talabheim n'était pas si loin au sud, et elle ne pouvait se permettre d'être reconnue si proche de ses ennemis.
Une autre entorse à cette routine fut initiée par Dokhara. La sixième nuit, elle attendit d'entendre les premiers ronflements de Marcus et Hans pour quitter l'abri de sa tente à la recherche de Lucrétia. Paniquée dans un premier temps de ne pas trouver la vampire dans les environs proches du campement, elle fut rassurée de la voir réapparaitre entre les arbres, épée au poing, après quelques secondes à scruter l'horizon. Sans hésiter une seconde, Dokhara marcha vers elle à grandes enjambées pour l'intercepter. Si ses intentions étaient difficiles à deviner à distance, elles devinrent bien plus claires lorsqu'elle leva les deux bras pour étreindre Lucrétia contre elle.
La forêt n'était guère propice à un climat de tendresse, et les deux femmes n'avaient que peu eu le loisir de manifester leur complicité d'une autre manière que par quelques échanges de regard. D'ailleurs ce court moment de contact physique était-il bien raisonnable, distrayant l'unique personne chargée de rester vigilante pour les protéger ? Dokhara répondit à cette question en resserrant davantage son étreinte, comme pour manifester en cet instant la force des sentiments qu'elle devait refouler pendant ce long voyage. Blottissant son visage contre la nuque de la vampire, elle ferma les yeux, s'abandonnant à ce court moment de chaleur et de répit.
- J'ai... quelques questions à vous poser. Des questions qui ne peuvent pas attendre le Kislev.
Leurs corps se séparèrent pour que leurs yeux prennent le relai du contact entre elles. Lucrétia hocha la tête en silence, avant d'inviter Dokhara à s'asseoir sur une souche d'arbre proche. Elle-même resterait debout, son rôle de protectrice ne pouvant subir de pause, elle continuerait de scruter toutes les directions pendant leur échange. Elles étaient à une vingtaine de pas des tentes, assez loin pour que leurs mots ne parviennent pas aux oreilles des deux hommes endormis.
- Vous rappelez-vous notre conversation dans le Weiler ? Je vous avais avoué une nuance qui m'est importante - je ne me souhaitais pas devenir lahmiane, mais seulement être avec vous. Je ne reviendrais pas sur ces mots. Plus que cela, j'appuierais que je vous doive désormais la vie, depuis que vous m'avez sortie des geôles de l'inquisition. Que vous me l'ôtiez pour que je devienne... comme vous... me parait être donc un juste paiement pour ce sauvetage.
Une courte pause, mais Dokhara ne laissa pas l'occasion de répondre à Lucrétia. Si ce préambule avait son importance, ce n'était pas sur cette déclaration qu'elle souhaitait s'attarder.
- Je pensais néanmoins pouvoir rester dans l'ignorance quant à ce changement. Qu'importaient les évènements, s'ils étaient nécessaires pour partager votre vie je comptais les affronter. Mais j'y ai réfléchi, et je crois que c'est trop lâche de ma part. C'est trop facile que de me dire prête à surmonter cette épreuve pour vous en choisissant de ne rien savoir à son sujet. Et pourtant c'est de ma vie qu'il s'agit, dette ou pas dette, c'est le plus grand sacrifice qu'un humain puisse faire pour quiconque. Alors si je veux pouvoir vous regarder dans les yeux et vous dire avec aplomb que je suis prête à le faire pour vous, ce ne pourra être vrai tant que vous ne m'aurez pas expliqué ce qu'implique pour moi ce choix.
Dokhara darda son regard sur Lucrétia, leurs yeux se croisant quelques courtes secondes avant que la vampire ne reprenne sa surveillance minutieuse de l'environnement. La jeune baronne avait retrouvé son assurance, sa combattivité.
- Je vous demande de vous rappeler, Lucrétia. Non pas avec votre mémoire de vampire, mais plutôt avec les quelques rares souvenirs de comment vous ressentiez le monde lorsque vous étiez humaine. Comment s'effectue la transformation, qu'avez-vous éprouvé ? Avant, pendant, après ? Vous n'êtes certainement pas devenue immédiatement la puissante lahmiane qui se dresse devant moi ce soir, il y a du y avoir des étapes pour que vous en arriviez là. Alors à quoi dois-je m'attendre ? Que vais-je perdre, que vais-je gagner ? Plus que changer de nature, mes pensées, mes émotions, tout cela m'appartiendra t-il encore ? À quel point ce que je suis aujourd'hui va être... altéré ?
Sa voix trembla sur ce dernier moment, révélant peut-être l'unique crainte de la jeune humaine. Celle de non pas évoluer, mais de devenir quelqu'un d'autre.
***
Le soir du septième jour aurait du se dérouler selon la routine qui s'était désormais établie, mais c'était sans compter l'étrange trouvaille de Hans. Le palefrenier ayant repéré par hasard une petite effigie en bois symbolisant une araignée, il s'était empressé de ramener le curieux objet au reste de leur groupe, fier de sa découverte. Il dut essuyer une sacrée déconvenue devant les rodomontades de Marcus et Lucrétia. Mais si la réaction de l'homme d'armes pouvait être mise sur le compte de la superstition, voir la vampire afficher une mine aussi inquiète en examinant l'objet rendait l'attente de son verdict tout particulièrement effrayante. Et de fait, la conclusion qu'elle tira de la présence de l'objet en ces lieux avait de quoi faire trembler : l'effigie serait un avertissement signalant un lieu de vie d'araignées géantes dans cette portion de la Drakwald.
Des araignées... géantes. C'était une chose que d'en entendre parler de la bouche d'un patrouilleur alcoolisé au détour d'une taverne, c'en était une autre de se rendre compte que ces créatures bien concrètes se trouvaient peut-être déjà tout autour d'eux.
Aussi futile que cela puisse être, Dokhara dégaina son épée alors que son regard scrutait nerveusement partout autour d'elle, cherchant la trace d'arachnides qui se tiendraient prêts à les attaquer. Chaque branche devenait une possible patte de créature embusquée pour celle qui laissait la peur embrumer son esprit d'analyse. Lucrétia était catégorique - face à de tels adversaires se battre n'était même pas une option. Ils devraient fuir, et si combat il devait y avoir, elle seule se chargerait de le mener.
Malgré la peur, Dokhara réussit néanmoins à garder assez de sang-froid pour réfléchir au déroulement des prochaines minutes après avoir entendu les ordres de Lucrétia.
- Très bien. Marcus et moi allons défaire le camp, pendant que Hans et vous surveillerez que nul arachnide ne s'approche. Vous avez votre magie, et Hans s'est bien entrainé avec son arbalète - son arme lui assurera de conserver une distance raisonnable avec toute créature souhaitant nous agresser. Et vous ne serez pas de trop de deux paires d'yeux si des araignées géantes comptent nous surprendre.
Il n'y avait pas une seconde à perdre. Dokhara rengaina son épée, remettant sa sécurité dans les mains de Hans et Lucrétia, puis s'attela immédiatement à démonter sa tente, contrôlant du mieux qu'elle pouvait les tremblements qui parcouraient ses bras.