Difficile de savoir dans le sourire du répurgateur s'il se moquait d'elle ou non, mais c'était trop tard pour s'en soucier - désormais menottée et cagoulée, Dokhara ne pouvait plus que suivre son escorte vers sa cellule.
Elle avait l'habitude d'errer de nuit dans les rues d'Altdorf, et au gré de ses aventures avec les Bienfaiteurs, elle avait acquis un pas sur et agile qui lui permettait de se mouvoir aussi rapidement que silencieusement dans la ville. Mais c'était une chose que de courir librement d'une ruelle à l'autre sous la lumière des étoiles, et d'avancer dans le noir le plus complet avec la pointe d'une arme blanche chatouillant votre dos. Ajoutez à cela les rues pavées qui étaient l'ennemi naturel des talons de ses bottines, et vous obtenez la meilleure situation pour voir une noble trébucher tous les dix pas, quand elle ne s'affalait pas littéralement au sol.
Au début de cette longue marche, la résolution de la baronne de Soya était sans faille. Malgré les chutes, rien ne venait obscurcir sa détermination et déjà, elle prenait note de tous les bruits qu'elle percevait, du nombre de pas qu'elle parcourait et quels changements de direction elle opérait. Elle espérait ainsi, si fuir était possible, avoir assez d'indices pour retrouver son chemin.
Ce courage s'effrita au bout d'un moment. Difficile de déterminer le nombre de minutes ayant précédé cet abandon, plongée dans ces ténèbres. Mais alors qu'ils franchissaient une énième porte, traversaient un énième couloir, changeaient de direction pour la énième fois, Dokhara de Soya dut se rendre à l'évidence - le chemin qu'ils avaient emprunté était bien trop complexe pour qu'elle put en retenir tous les détails.
Plus que sa mémoire, c'est son espoir qui commençait à souffrir de cet éreintant parcours. Lucrétia pourrait-elle vraiment la retrouver dans le tortueux labyrinthe qu'on lui faisait traverser ? Combien de gardes lui faudrait-il vaincre, combien d'ennemis et d'obstacles se dressaient désormais entre elles ?
Que ne s'était-elle gardée que de se laisser emporter par la douce léthargie de l'acceptation ? Car en s'accrochant à l'espoir d'un éventuel sauvetage de son amante, elle devait désormais accepter aussi la peur de voir cette flamme douchée.
Seule dans le noir, Dokhara affronta ses démons en focalisant toutes ses pensées sur Lucrétia. Plus que penser à son sauvetage, elle tenta tant bien que mal de se remémorer chaque instant qu'elles avaient partagé, et tout le cocktail d'émotions que la vampire avait su créer en elle. Leur rencontre en Bratian, leur petite aventure dans les bois, leur alliance contre le jeune Von Schirach, leur cours particulier de combat à l'épée avec la Mort Blanche, leur tête-à-tête dans le carrosse. Leur nuit de plaisir. Leurs adieux. Leurs retrouvailles. Ses gémissements de jouissance qui résonnaient dans le fiacre.
Un petit microcosme permettant de fuir la réalité.
Elle s'était arrêtée. Était-elle arrivée à destination ? Était-elle dans sa cellule ?
On tire d'un coup sec sur son corset. Elle tombe en avant, se relève tant bien que mal.
Un coup de genou dans les côtes. Difficile de respirer.
Ça lui rappelle son père.
Quelqu'un découpe au couteau le tissu dans son dos. Arrache le vêtement de force.
Elle ne tente pas de se débattre. C'était toujours pire quand elle se débattait avec Wildred. Il cognait plus fort.
On la touche. Des mains, cinq, six ? Sur ses seins, son cou, ses hanches.
TERREUR.
Elle était une femme libérée des carcans de la société, qui goutait à tous les plaisirs que la vie pouvait lui offrir. Mais jamais n'avait-elle pu tolérer qu'on lui impose quoi que ce soit. C'était ainsi que sa foi en Slaanesh avait pu cohabiter avec celle en Ranald - même le Prince du chaos ne pourrait lui voler son besoin obsessionnel de liberté. Personne n'avait le droit de lui imposer ses choix, et encore moins de la toucher sans son consentement.
Elle perd le contrôle. Elle se débat. On lui tire les cheveux. Un coup de poing dans le visage, son nez craque.
Qu'importe la douleur. ON NE LA TOUCHERAIT PAS.
Plus que se débattre, elle essaie de mettre un coup de boule à la personne la plus proche. Elle avait déjà eu à affronter des bandes de ruffians dans les bas-quartiers d'Altdorf qui avaient les mêmes objectifs lubriques. Elle avait déjà écopé de coups et de blessures. Elle avait l'expérience de ce genre de combats. Elle se battrait jusqu'à l'évanouissement s'il le fallait. Tout plutôt que d'être consciente de ce qu'on pouvait lui infliger.
Elle se fait plaquer au mur. Une main se saisit de son front et fait percuter sa tête contre la pierre.
Elle se sent perdre conscience. Une nouvelle paire de mains sur sa poitrine.
Elle tente un coup de genou dans les parties de l'homme. Elle touche quelque chose, entend un cri.
Des mains l'étranglent.
Une voix grave donne un ordre. On la relâche.
Elle pleure sous sa cagoule. Elle déglutit du sang. Elle sent qu'il en coule sur sa nuque. Elle a encore du mal à respirer après les coups dans ses côtes.
Les mains reviennent, mais cette fois-ci pour l'habiller de force. Le tissu gratte au contact.
On la pousse en avant.
Maigre consolation que d'avoir échappé au pire.
Encore des couloirs, des escaliers, des portes. Elle n'essaie plus de savoir où elle est. Sa conscience s'échappe. Elle fuit, loin de tout, laissant son corps simple pantin promené à travers un dédale absurde. Elle se protège de la terreur qui l'envahit et corrompt toutes ses pensées.
Une pression dans son dos, on l'envoie valser contre un mur. Son épaule percute la pierre, avant qu'elle ne s'écroule au sol. Elle a mal à tant d'endroits de son corps qu'il devient difficile de différencier toutes ses douleurs.
On lui retire ses fers et sa cagoule.
Puis on l'abandonne à son sort.
Que faire maintenant ?
Pleurer semble un bon départ.
***
L'avantage d'être seule dans une cellule glaciale, c'est que cela donne le temps de réfléchir. Le froid anesthésiant les douleurs, assise contre un mur, Dokhara faisait le point.
Avait-elle peur ?
Oui. Plus que jamais désormais, elle savait que la fin était proche. Elle était consciente que ses espoirs de sauvetage étaient dérisoires. Elle allait probablement mourir demain.
De quoi avait-elle peur ?
La réponse était évidente. De ne plus voir Lucrétia. Elle avait redonné un sens à une vie qui l'avait perdu. Elle lui avait offert la promesse d'une existence différente, d'un retour à zéro à partir duquel elle pourrait cette fois-ci faire les bons choix.
Avait-elle des regrets ?
Un seul. A un seul moment de sa vie, peut-être s'était-elle trompée.
Lorsqu'elle avait choisi Slaanesh plutôt que Rhya. Alors que la WaldMutter Ingrid lui avait offert un amour sans compromis, Dokhara s'était laissée corrompre par sa soif de pouvoir en Altdorf. Elle aurait pu quitter sa vie et devenir initiée de Rhya sous la tutelle de son amante, une vie simple mais heureuse. Mais elle n'avait pas eu le courage de perdre l'héritage de la famille de Soya, d'abandonner son statut et son prestige. A ce moment précis, elle avait perdu de vue son bonheur pour une soif de pouvoir qui ne l'avait menée nulle part.
Lucrétia et Ingrid. Ombre et Lumière. Mort et vie. Mensonge et vérité. Corneille et colombe.
Dokhara eut un sourire triste alors qu'elle laissa sa tête s'affaisser contre le mur, observant les étoiles par la grille qui se tenait dix mètres au dessus d'elle.
Il était ironique de voir qu'aujourd'hui encore, c'était entre ces deux femmes que ses espoirs se cristallisaient. Comme si rien ne changeait jamais vraiment, et qu'elle se retrouvait éternellement tiraillée à travers le même dilemme moral.
Elles étaient les deux seules personnes à pouvoir la tirer de là, et dans une situation si catastrophique elle ne pouvait faire l'impasse sur l'une des deux.
Aussi se releva t-elle, pour se mettre à genoux au milieu de sa cellule. Joignant les mains pour prier, elle tourna sa tête vers les étoiles avant de clore ses paupières.
- Rhya.
Il y a longtemps, quand j'étais petite, l'une de tes prêtresses m'a enseigné tes valeurs. Je n'ai jamais su comment un triste Sire comme Père avait pu s'entendre avec une femme si pure, mais toujours était-il qu'elle incarnait un rai de lumière dans ma vie. Au milieu des réceptions pleine de courtisans hypocrites croulant sous les biens matériels, elle apparaissait dans ses robes à moitié composées de branches et de feuilles mortes, et irradiait d'un bonheur plus simple et plus vrai que quiconque. Vivant uniquement de tes bienfaits, dormant à même la terre de tes forêts, cette curieuse femme m'a montré la première qu'il existait d'autres façons de profiter de cette existence que celles que m'apprenaient Père. Qu'il y avait d'autres routes pour être heureuses.
Puis lorsque je m'égarais, tu m'as envoyé Ingrid. Je ne saurais jamais t'être assez reconnaissante pour cette rencontre. Elle m'a aidé comme personne n'aurait pu le faire, à m'accepter telle que je suis. Elle m'a guidé. Je regrette de ne pas avoir su me montrer digne de ce qu'elle m'offrait en ton nom. Je regrette vraiment.
Court silence.
- Je ne te mentirais pas Rhya. Je ne cherche pas ta rédemption. Ce que j'ai fait... ce serait mensonger de venir désormais te demander de l'aide en échange d'une fidélité renouvelée. J'ai échoué à prendre le chemin que ta servante me montrait, et si je crois toujours en tes enseignements, si je sais désormais que Slaanesh ne fait que corrompre les cadeaux que tu as offert aux hommes, je sais aussi que mon chemin n'est plus le tien.
Encore un silence. Dokhara pleurait désormais, les larmes accompagnant une honnêteté dont elle n'avait plus fait preuve depuis une éternité.
- Non je ne te mentirais pas. Quand bien même je sortirais de cette épreuve, ce ne serait pas pour me tourner vers toi à nouveau. La lahmianne Lucrétia, une vampire, l'anathème de la vie personnifiée, m'a montré un autre chemin. Un chemin hérétique pour toi et tes croyances, mais que j'ai décidé d'emprunter. Car... je l'aime, Rhya.
Dokhara éclata en sanglots. Elle laissa les larmes couler sans retenue, les laisant s'écraser sur ses genoux.
- Ca n'a pas de sens ! Si tu es la déesse de l'Amour et de la Vie, pourquoi as-tu éveillé chez moi ce sentiment pour une morte-vivante ? Pourquoi ai-je reçu ton baiser lorsqu'elle m'est apparue ? Elle est ton ennemi jurée ! Est-ce une punition ? Un test ? Je ne comprends pas ! Suis-je censé rejeter la seule créature sur cette terre qui me fait ressentir cela ? Je ne le ferais pas ! J'ai parjuré mes émotions pour Ingrid, me mentant à moi-même pour des considérations politiques idiotes ! Je ne referais plus cette erreur, j'accepte ce que je ressens, tu m'entends ?
Dokhara frappait de ses deux poings sur le sol désormais, se recroquevillant sur elle-même. Elle se laissait totalement aller à cette vague de désespoir qui la débordait. Elle allait mourir demain - cette simple vérité rendait obsolète toutes les protections mentales qu'elle s'était efforcée de maintenir des années durant. C'étaient ses dernières heures de vie, elle pouvait bien se laisser aller à sa détresse, et crier au visage des dieux tout ce qui lui rongeait le coeur.
Il lui fallut plusieurs minutes pour réussir à retrouver son calme. Comme si pleurer lui avait permis d'évacuer un trop plein d'émotions, elle avait l'impression d'avoir retrouvé un esprit clair lorsqu'elle se remit en position pour conclure sa prière.
- Rhya. Si je suis sans doutes la pire de tes disciples, cela ne change rien à la nature de la demande que je vais émettre. Il y a longtemps, ta servante Ingrid, WaldMutter du Talabecland, m'a offert une colombe nommée Blanche. Et elle m'a promis, Rhya, elle m'a promis que le jour où je serais en danger, je n'aurais qu'à crier son nom pour que cet oiseau aille la chercher afin qu'elle vienne me secourir. Il s'agit d'une promesse faite en ton nom par la femme la plus pure que j'aie jamais connu, et qui a eu la bêtise de s'enticher d'une hérétique comme moi. Je ne crois pas qu'elle puisse me sauver dans ma position. Mais j'aimerais au moins... la revoir. Lui dire merci. Qu'elle sache que mes émotions étaient sincères. Et que je suis désolée de m'être détournée du bonheur qu'elle aurait pu m'apporter.
Puis elle rouvrit les yeux, et observa le ciel étoilé, avant de crier.
- BLANCHE ! FICHUE COLOMBE, SI TU M'ENTENDS, C'EST AUJOURD'HUI QUE TA MISSION PREND SENS ! J'AI SUPPORTE DES MOIS DURANT QUE TU PRENNES MES CHEVEUX POUR TON NID PERSONNEL, ALORS IL EST TEMPS D'ACCOMPLIR CE POUR QUOI TA MAITRESSE T'A CONFIE A MOI ! DIS A INGRID OU JE SUIS ET QUE J'AI BESOIN D'ELLE !
Dokhara s'écroula en arrière, comme si ce cri du coeur était venu à bout de ses dernières forces. Couchée en étoile sur le sol, elle se perdait encore dans l'admiration des étoiles. Puis tout à coup, elle se mit à sourire avant d'éclater d'un rire nerveux.
- Et maintenant, je fais quoi ? Y a t-il un panthéon vampirique ? Dois-je prier le dieu des lahmiannes de guider son élue jusqu'à moi ? Ou est-ce directement à toi que je dois adresser mes prières Lucrétia ? Tu es déjà si fière de ta personne, je crains ta réaction le jour où tu apprendrais que je t'ai élevée au rang de déesse...
Le froid l'agressait, les maigres vêtements qu'on avait daigné lui laisser ne protégeant en rien du vent qui traversait la grille au-dessus d'elle. La fatigue accompagnait le rang de ses ennemis, mais elle refusait de se laisser emporter - à tout moment l'un des oiseaux attendu pouvait survenir, et elle ne voulait pas être au pays des songes si cet espoir devenait réalité.
Après avoir déprimé, pleuré, prié et réfléchi, Dokhara avait retrouvé la sérénité qui avait accompagné la découverte du groupe de Museaux à la sortie de son fiacre.
Elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir désormais.
Son destin n'était plus entre ses mains.
Cessant de penser à son futur incertain, elle se perdit dans la contemplation des étoiles, guettant un signe des dieux.