Au réveil de son corps, l'esprit d'Aristelle avait tout à fait laissé derrière elle les préoccupations de la veille, ou du moins elle le pensait. Elle avait eu l'inconfort de dormir sans sa tente, et ne fut pas difficile à tirer de sa torpeur. Quand ses yeux s'ouvrirent et lui révélèrent la silhouette à demi nue de Volker, quelques mots échappèrent à la jeune noble dans un souffle :
"Ah, c'est donc à ça que ça ressemble."
Puis elle se frotta les paupières avec les poings tout en s'exclamant :
"Palsambleu ! Volker, si vous voulez bien vous éloigner un peu, le temps que je... que je me réveille tout à fait."
Bientôt, Aristelle fut debout, s'étirant de tous ses membres. Elle laissa échapper un grand bâillement, puis se dérouilla les muscles en boxant dans le vide quelques secondes. Son regard fusa vers le reste du groupe, et sa bonne humeur, même le sourire qui se dessinait déjà de si bon matin sur son visage en subirent un coup. Oui, elle venait de se rappeler leur situation. Cachés, désargentés, et transportant un blessé. Voilà qui était... assez peu glorieux.
Elle ne se laissa pas démonter pour autant. À la place, elle préféra se plaindre à mi-voix du traitement que lui faisait subir Volker depuis quelques jours. Elle n'avait pas assez, et pas bien dormi, et si on partait dans une heure ça lui laissait à peine le temps pour ses exercices matinaux. Avec un tel régime, comment garder sa forme physique parfaite, sa musculature et sa force de démiurge ? En une plainte langoureuse de fausset, on put l'entendre déplorer qu'elle doive voir ses muscles se dégrader si elle ne maintenait pas sa routine sportive, mais ces plaintes ne changèrent rien à rien, et ça n'était que pour attirer l'attention. Elle se plia aux instructions de Volker. Ils s'appliquèrent à ramasser et faire disparaitre toutes les traces de leur passage, Aristelle fit monter Arthur Dismas sur le dos de Dahu, et la compagnie se remit en route.
Aristelle n'avait en tout cas pas menti sur un point : elle avait mal dormi. Ses sens lui faisaient légèrement défaut, mais de toute manière il importait peu, puisqu'elle s'en remettait entièrement aux compétences du chasseur, qui lui n'avait pas dormi du tout, mais ce détail allait au delà des calculs de la jeune noble. Elle marchait, mi pesamment, mi titubante et une troisième moitié s'évertuant à avoir un minimum de grâce, à côté de Dahu, tout en guidant le cheval et en lui caressant très régulièrement la crinière. On en aurait presque eu l'impression qu'elle oubliait le mercenaire. Tout en suivant la route, Aristelle en profitait pour s'appuyer contre le corps lourd du coursier. De temps en temps elle posait sa tête sur l'encolure du cheval et fermait les yeux pendant quelques secondes, dans l'espoir peut-être de rattraper un peu de son sommeil perdu.
Puis, au bout d'un temps qu'elle trouva abominablement long, elle dut se ressaisir, car ils approchaient du village.
Rugenbuttle, un village bucolique se déployant dans ses teintes jaunâtres dans une langue de terrain illuminé d'un soleil radieux. Cette vue fit plisser les yeux à Aristelle. Les choses paraissaient ici comme un joyeux chaos de paille et de bois, se déchiquetant dans l'ouverture entre les bois. Quelques gens au loin virent le groupe d'étrangers passer et tournèrent des regards distraits vers eux. En faisant irruption dans l'enceinte même du village, Aristelle et ses comparses virent trois enfants, trois garçons, en train de glander dans la rue et qui le regardaient fixement sans rien dire, assis sur une rambarde.
La compagnie avait de quoi attirer l'attention. Le chasseur étant encore à peu près passe partout, l'attention fut surtout canalysée par les deux bretonniens de la bande, Lancelot pour ses vêtements au mauvais goût tout bourgeois qui jurait plus que tout dans l'atmosphère rurale de Rugenbuttle, Aristelle parce que de son armure à ses cheveux en passant par sa chemise de jaques bleues vif, tout brillait, renvoyait un éclat dans le soleil de midi et attirait l'œil. Il fallait dire aussi qu'elle ne chercha pas à se dissimuler, adressant directement la parole aux trois garçons qui faisaient le guet devant l'entrée du village.
Ils avaient de grands yeux étonnés en contemplant le groupe, impassibles. L'un d'entre eux avait le doigt enfoncé dans une narine et se curait le nez. Aristelle leur parla sans ambages, avec le soupçons de mépris qui fait lieu de courtoisie à sa classe :
"Héla, paysans. Dites moi, y a-t-il un médecin dans le coin ?"
L'un des garçons la regarda d'un air bovin.
"Beuh, y a bien l'rebouteux... c'est lui qu'les gens vont voir avant de crever. 'fin, y les garde en vie le temps qu'ils payent quoi."
Aristelle jeta un regard peu assuré vers Dismas.
"Euh, vous n'auriez vous pas plutôt des shalléennes à disposition...
- Ouais, y a un petit office shallya. C'est là que vont les gens qu'y sont blessés.
- Est-ce que vous pourriez nous y guider ?
- Beuh, c'est qu'en fait on est posés ici... on a pas envie de bouger.
- Ah oui ?"
Le timbre d'Aristelle se fit soudain plus sombre, mais le jeune garçon, peut-être pas assez habitué encore aux réactions des aristocrates bretonniens quand on ne leur obéissait pas, ne se rendit même pas compte que la charmante jeune femme devenait menaçante.
"Beh, ouais." fit-il.
Aristelle plissa les yeux, passant mentalement en revue les cent et une manières dont elle pourrait botter le derrière de ce chenapan, mais par une sorte de miracle, elle se ravisa juste à temps et tourna les yeux vers ses compagnons pour les interroger du regard.
Lancelot qui avait très bien compris à quoi pensait Aristelle, secouait frénétiquement la tête pour lui communiquer sa désapprobation. Finalement, elle haussa les épaules, et convint qu'ils iraient chercher les shalléennes seuls. De toute manière, le hameau n'était pas bien grand. Elle reprit les rênes de Dahu et la compagnie se dirigea à travers les maisons de chaume, respirant à plein poumon l'air pur de la campagne, c'est à dire empesté par la bouse. Aristelle se pinça le nez de sa main libre, le temps qu'ils trouvent le dispensaire.
Ça n'était pas un temple de pierre comme la jeune bretonnienne en avait l'habitude. Ici il y avait une structure assez simple, juste le nécessaire pour recueillir des blessés et leur prodiguer les soins nécessaires. Une vague ossature de bois avec de la chaume sur le toit et une large entrée assez grande ouverte pour laisser voir l'intérieur où s'alignaient brancards, tables d'opération rudimentaires, et quelques outils avec lesquels la déesse à la colombe dispensait sa miséricorde, certains parmi les objets les plus terrifiants que la jeune demoiselle ait jamais vu. Des scies, des scalpels, et d'autres encore plus tarabiscotés.
Aristelle s'avança la première et, chose fort peu commune chez elle, se présenta en faisant montre d'un grand respect. S'il était feint ou superficiel n'entrait pas en ligne de compte : elle avait déjà souvent eu à fréquenter des fidèles de shallya et connaissait le rituel avec lequel on s'adressait à elles.
En la voyant, une des sœurs accourut jusqu'à elle. C'était une dame d'âge moyen, des cheveux légèrement grisonnants pas tout à fait camouflés par un voile blanc qu'elle portait sur la tête dans une mode qui faisait presque bretonnienne. Elle rendit rapidement son salut à Aristelle, puis, d'un air grave, darda sur elle deux yeux d'un gris opalin. D'un mouvement vif, comme une ombre immaculée, elle se déplaça autour de la bretonnienne dans un grand froissement de robe. Elle fit un tour autour d'Aristelle en l'auscultant vivement de son regard, on aurait même presque pu dire, si l'idée n'était pas aussi mal placée, qu'elle la déshabillait du regard. Puis elle revint devant la bretonnienne et lâcha comme un verdict :
"Je vois que vous avez plusieurs blessures. Une plaie bandée à la va-vite au niveau du torse. Est-ce que c'est une lame ou une flèche ? Vous avez aussi quelques hématomes. Un combat qui a mal tourné je présume ?"
Aristelle resta coite quelques secondes, avant de s'éclaircir la gorge.
"Hem, j'apprécie votre sollicitude, madame... mais je vais plutôt bien, et ça n'est pas pour moi que je suis venue ici. Je requiert votre aide pour mon am... mon employé, qui est en piteux état."
Elle fit s'approcher le cheval, et quand il fut bien visible, elle désigna Dismas qui tenait avec peine sur le dos du cheval. Derrière lui, une foule de paysans curieux s'agglutinaient à distance respectueuse. Les blessures du mercenaire ne passaient pas inaperçu, ses bandages de fortune étaient cramoisis, sa posture, et ses murmures fiévreux ne laissaient pas beaucoup de doutes sur la gravité de son état.
La shalléenne fit alors face au massif Dismas, le regard ferme, les yeux fixes, et le visage pincé par un soudain embarras.
"Hm... Un homme, je vois. Et un mercenaire je suppose, vu l'attirail.
- Il y a un souci ?
- Non, rien. C'est simplement que la dernière fois qu'un individu de cette sorte est venu prendre des soins dans notre dispensaire, nous avons eu quelques... menus problèmes..."
Le regard de la shalléenne coula un instant sur ses consœurs qui s'étaient elles aussi approchées mais respectaient un calme et un silence religieux.
"L'office de Shallya accueille tous ceux qui souffrent. Vous pouvez amener votre compagnon à l'intérieur. Je vais simplement prendre garde à surveiller moi même son rétablissement.
- Mille fois merci madame.
- Ne me remerciez pas encore, jeune fille. Attendez au moins qu'on aie fait notre diagnostic. Aucun homme ne visite la fille sans au moins entrapercevoir le père."