– George Shaw.
Pluie battante. Vent glacial. Nuages si noirs qu’on a l’impression qu’il fait nuit, alors que les cloches de l’église de Sigmar ont bien marqué 9 heures ; La météo, parfois, sait être de circonstance. Réfugiés sous le perron de l’édifice, Albrech, Galfric et Hilda tentent tant bien que mal de rester au sec. Le premier du trio garde au bec une pipe qu’il bourre de mauvais tabac du Moot, et la petite flammèche de son petit briquet à silex illumine un peu la pierre sous laquelle ils sont abrités.
Il tire une longue latte, et grogne dans sa barbe :
« Je supporte pas les enterrements. »
Cela faisait trois jours qu’ils étaient arrivés dans le bled paumé d’Eschkalm. Ils avaient traqué une prime bien minable posée sur la tête d’un voleur de chevaux. Arrivés trop tard, un concurrent avait finalement mis le lasso sur lui avant eux. C’était malheureusement le jeu dans ce métier. Ils avaient néanmoins pu assister à l’application de la peine pour laquelle le ruffian avait été condamné par contumace.
On l’avait posé les fesses sur un âne, et coulé une corde autour de son cou. Une tape dans l’encolure de l’animal, qui partit à toute vitesse dans un bruit infernal, et voilà que le jeune voleur fut suspendu dans le vide. Il n’y avait pas beaucoup de monde à son oraison funèbre. L’échevin avait payé cinq pistoles l’oblat de Morr, qui se chargea de le coller entre quatre planches et de préparer la pierre tombale. Et maintenant, sous la pluie, une poignée d’hommes-corbeaux, tous sombres avec leurs haillons noirs, remontaient la « grande-rue » boueuse de ce village tranquille d’une centaine d’âmes tout au plus. Personne pour le pleurer. Personne pour se signer à son passage. Tout le monde préférait rester chez soi, ou travailler dans les champs sous la tempête, plutôt que de venir se lamenter pour un frère humain décédé.
« Il avait quel âge, à votre avis ? »
Albrech leva son regard vers Hilda, qui était assise par terre, sur la pierre froide de l’église. Le vieux Wissenlander grogna, tout en tendant sa pipe à Galfric pour lui proposer de fumer à son tour.
« Il avait même pas de poil sur les joues. P’têt vingt piges.
– Triste de mourir à vingt piges, quand même.
– Qu’est-ce ça change, de canner à soixante ou à dix ans ?
Les gens cannent, c’est tout. La vie elle est comme ça, alors commence pas à t’faire du bile pour des détails pareils. »
On chargeait les quatre planches à l’arrière d’une vieille charrette tractée par un mulet. Les porteurs du corps se dépêchent de grimper sur le banc du cocher. L’oblat de Morr resta une minute tout droit, sous les trombes d’eau, sa tête encapuchonnée baissée. Puis, avec langueur, il se décida enfin à grimper aux côtés du cercueil.
Le cocher claqua les rênes, et les essieux de la charrette roulèrent avec peine loin d’Eschkalm.
« Quand ça se s’ra calmé, on pourra reprendre la route.
On a rien d’autre à faire ici. »
Il y a quatre années, l'Enfer s’était déchaîné sur l’Ostland. Des milliers et des milliers de guerriers, vomis des repaires du mal, débarqués sur les côtes par la force d’esclaves tirant des drakkars Norses, ou galopant à travers les Marches du Nord à dos de chevaux Kurgans, ou bien même surgis de la pénombre des forêts en frappant des tambours en peaux humaines lorsque les Bêtes bramaient. L’Ostland devint un champ de bataille.
Quatre ans étaient passés. Et Galfric n’eut pas à être un comptable impérial, un décimateur venu avec ses papiers dresser l’état et la variation des revenus des communautés villageoises, pour se rendre compte de la pauvreté crasse qui l’entourait. L’Ostland n’était ni très peuplée, ni très prospère. La route sous ses pieds était boueuse. Les champs qui auraient dû être remplis de laboureurs préparant les semis pour les blés d’hiver étaient vides. Les arbres le long de la chaussée étaient arrachés ou bien solitaires – ce qui changeait du paysage de la Forêt des Ombres où les grandes forêts étaient omniprésentes au point d'être angoissantes.
L’automne était là, et il était aussi pluvieux que froid. Le jour semblait se coucher de plus en plus tôt. Et lors des bivouacs improvisés du petit trio, ils devaient se coller mutuellement au coin du feu pour ne pas trop grelotter de froid, lorsque Grand-Père Morr les appelait à ses rêves et à son sommeil.
Sur les routes du Wissenland, il était impossible de marcher sans croiser de nombreuses personnes au cours de la journée : Des diligences de voyageurs, des vaguemestres au galop pour porter leurs missives, des caravanes de marchands avec leurs tripotées de gardes ; Il y avait toujours quelqu’un à voir et avec qui discuter rapidement. Aujourd’hui, Galfric découvrait l’Ostland de ses parents dont les souvenirs étaient bien vagues, et s’il y avait un sentiment qui en découlait, c’était le vide. On pouvait marcher toute une journée sans voir personne. Peut-être, très épisodiquement, un gamin pieds nus dans la terre humide, qui rentrait trois misérables moutons jusqu’à l’étable de sa famille, des imbéciles trop bornés pour partir ailleurs. Les Ostlanders sont des gens bornés. Beaucoup étaient morts d’avoir obstinément refusé d’abandonner la terre de leurs ancêtres.
Il y avait véritablement de quoi se sentir abandonné, oppressé au milieu de ce vide. Avec l’automne, même la faune semblait les fuir. Les oiseaux commençaient à partir vers le sud. Les lapins et les marmottes se faisaient bien moins voir. Peut-être qu’il neigerait, c’était difficile à savoir : Aucun des trois comparses n’était originaire de la région.
On leur avait bien donné quelques indications, à Bosenfels. La forteresse était l’une des rares villes de l’Ostland à avoir bel et bien résisté aux hordes d’Archaon. Depuis, le reste de l’Ostland se reconstruisait petit à petit, difficilement, le comte de la province ayant lui-même préféré rejoindre Salkalten plutôt que de continuer à régner dans une Wolfenburg qui était encore en train de se remettre. Quatre ans, c’est assez de temps pour enterrer les gens qu’on aime, relever des palissades et combler des brèches dans des parapets – ce n’est pas suffisant pour renouveler du bétail, et laisser grandir une nouvelle génération d’enfants qui pourront labourer la terre. Des villages entiers avaient disparu du jour au lendemain.
Il y avait pourtant bien des hommes qui étaient remontés dans l’Ostland. Des soldats de tout l’Empire. De la soldatesque de Bretonnie, de Tilée ou d’Estalie, des bandes armées venus anéantir la Fange à coup d’arbalètes, de lances et de pistolets. Mais un soldat, c’est pas la même chose qu’un laboureur…
..Et puis, après des journées de marche, ils découvrirent une grande colline entourée d’une simple palissade de bois, et ils purent tous les trois souffler, car ils savaient qu’ils avaient atteint Löwitz.
Quand on a grandi dans une ville comme Nuln, sans doute l’une des plus peuplées du continent tout entier, découvrir Löwitz pouvait être un choc. Le hameau était moins peuplé qu’un quartier de la cité de la comtesse Emmanuelle. Et pourtant, Löwitz était un point d’ancrage de la Marche Septentrionale. Il fut un temps, bien lointain, où cet endroit était une région militarisée, de crainte de voir les cavaliers Ungols ravager le pays avec leurs archers-à-cheval. Mais on avait indiqué à Galfric qu’il y avait beaucoup de boulot à se faire, et qu’ici était un lieu où, au moins, on pouvait croiser d’autres êtres humains.
Sous la colline, on pouvait découvrit quelques granges bien misérables. Un ruisseau coulait tout proche – assez pour abreuver les bêtes et les habitants du coin, mais le débit était trop misérable pour qu’on puisse y installer un moulin, ce qui laissait deviner que les gens d’ici n’avaient pas de farine.
En fait, depuis que Galfric était entré dans l’Ostland, il n’avait plus senti la croûte d’un pain. À Nuln, il pouvait sentir les croissants chauds qui sortaient des boulangeries. Ici, il ne pouvait plus se nourrir que de gruau ou de grosses galettes de seigle bien sèches. De quoi user le moral d’un homme.
Ils marchaient le petit chemin en hauteur qui menait vers Löwitz. Et là, tous les trois s’arrêtèrent juste à l’entrée de la palissade, devant une vision qui avait à force cessée de les choquer :
Un cercueil ouvert. Un homme mort, la bouche ouverte, en train de lentement se décomposer, était montré à la vue de tous dans son coffret. Les Ostlanders avaient pris cette habitude, à cause du trop grand nombre de morts qui étaient trouvés sur les routes ou en forêt. Pendant quelques jours, on les laissait à l’entrée des villes, au cas où quelqu’un puisse reconnaître là quelqu’un de sa famille et payer l’épitaphe et les porteurs pour les funérailles. Il était en fait assez rare que quelqu’un se manifeste. Albrecht et Hilda firent tous deux le signe de Morr devant le macchabée : Ils placèrent la paume de leurs mains devant leur front, et la baissèrent vers leur bouche en fermant les yeux au passage. Une simple marque de respect, pour apaiser l'âme torturée de ce pauvre homme.
Et ils purent ensuite faire le tour de Löwitz.
Il y avait un temple de Sigmar – c’était l’un des seuls bâtiments en pierre, en vraie pierre, et non en simple terre cuite et chaume. C’était déjà une vision marquante. Une vraie église, avec une nef, et un clocher, c’était le signe qu’on était dans un vrai village, avec un curé, et – soyons fous – quelques chanoines. Pendant trop longtemps, Galfric n’était tombé que sur de menus autels de contrée où un clerc sans sinécure venait simplement allumer des bougies une fois tous les quinze jours.
Il y avait une grande auberge. Devant, quelques vieux se réfugiaient de la petite ondée matinale pour jouer aux cartes. Un magasin d’alimentation générale, avec une jolie jeune fille qui devait avoir un début de vingtaine, en train de porter une cagette remplie de pommes. Galfric avait une grande chance – son oncle lui avait appris à lire. Il nota donc, à certains écriteaux, qu’il y avait ici dans cette humble bourgade un chirurgien-barbier, un relais de poste, et même, comble du grand luxe, un cordonnier.
« Putain, j’espère qu’ils ont des chambres à l’auberge, je commence à en avoir ma claque de dormir dans une tente. »
Et puis, il y avait surtout la Caserne.
C’était un bâtiment avec un seul rez-de-chaussée, bâti en forme de « L », constitué de grosses poutres de bois à la charpente bien solide. Galfric entra le premier en poussant une grosse porte qui grinça. À l’intérieur, il vit tout au fond de gros barreaux métalliques qui délimitaient quatre cellules liées par un sas ferré, toutes vides pour l’instant ; un râtelier sur lequel étaient entreposées épées et arbalètes ; quelques casiers et coffrets en tout genre, et trois portes fermées qui devaient mener à plusieurs pièces.
Juste dans l’entrée, deux beaux bureaux en ébène. Devant l’un d’eux, un bonhomme aux bras croisés, vautré sur une chaise, venait tout juste d’ouvrir l’œil. Il était visiblement en train de faire une bonne sieste bien méritée avant que Galfric ne vienne le réveiller.
« Si c’est pour porter plainte vous repassez à quatorze heures moi j’en prends pas. »
Il leva ses fesses de sa chaise et attrapa une grosse bûche de bois toute proche de son bureau. Il s’approcha d’un foyer de cheminée derrière lui et la balança, ravivant ainsi un petit feu bien utile vu la fraîcheur des lieux.
Galfric ne put s’empêcher de remarquer l’insigne brillant argenté qu’il avait cousu à son gros manteau : Une grosse tête de taureau était entourée de l’inscription « Ostland Straßenwächter », « Patrouilleur de l’Ostland ».
Ces hommes étaient les agents privés du prince Valmir. Chargés d’appliquer ses lois et de réprimer le brigandage et la criminalité qui étaient, d’après ce que Galfric avait compris, devenus plus qu’habituels dans toute la marche Septentrionale.
En voyant le nombre de feuillets estampillés « RECHERCHÉ – MORT OU VIF » sur le grand tableau au-dessus de la cheminée – au moins une douzaine, on pouvait se demander si le travail était bien accompli dans cette région...