Combien de temps s'était-il écoulé ? Une heure ? Une journée ? Une semaine ? Un mois ? Plus ? Moins ?
Le jeune chasseur était resté à écouter Letraedrael lui raconter Athel Loren, la plus ancienne forêt du Vieux Monde, ses mystères et sa magie, le Chêne des Ages, cet arbre merveilleux dont les fruits poussent en quelques secondes seulement, la longévité des elfes et leur rapport au temps que Martin avait toujours autant de mal à comprendre ; comment, dans leurs forêts, ils pouvaient traverser des centaines de lieues en quelques heures ou faire que certaines clairières restassent à jamais dans l'obscurité de la nuit. Elle raconta également toute une foule d'anecdotes visant à lui faire prendre conscience de l'étroitesse de sa pensée quand il croyait que le Bois aux Daims et, plus largement, la forêt de Laurelorn n'étaient pas en danger.
- Tu minimises les menaces qui pèsent sur nous, Martin, car tu ne les vois pas comme nous les voyons. Si tu raisonnais à l'échelle d'une vie d'elfe, tu comprendrais à quel point la Laurelorn d'aujourd'hui n'est que l'ombre de celle qu'elle a été. Et tu saurais que ces dernières décennies ne sont qu'une petite pause dans le processus de sa disparition. avait-elle annoncé avec un sourire triste.
Le chasseur, désormais pleinement investi de sa mission de Gardien du Bois aux Daims, restait charmé, au sens magique du terme, par le charisme et la prestance de la prêtresse elfe et il gardait un souvenir vivace de cette rencontre. Avec Aalcaas, ils avaient quitté Latraedrael en direction de l'orée de la forêt de Laurelorn sans que Martin ne fusse capable de se repérer totalement. Il lui avait bien semblé reconnaître un chemin ou deux, et certains endroits familiers mais, si son guide l'abandonnait maintenant, le jeune homme serait incapable de retrouver son chemin que ce fusse pour retourner sur ses pas ou parvenir à quitter la forêt.
Martin acceptait de poursuivre son combat en allant s'assurer que le démon avait bel et bien quitté les bois, et, le cas échéant, il continuerait la traque. Pour l'appuyer, et compenser la perte de son arme, Aalcaas lui avait fourni un arc elfe de belle facture et de nombreuses flèches pour garnir son carquois. C'était bien la moindre des choses pour gratifier un tel investissement.
Les frondaisons arboraient peu de feuillage mais les couleurs restaient chatoyantes, l'air était humide et relativement frais sans être pour autant froid, et les sous-bois étaient couverts d'un tapis de feuilles fraîchement tombées.
- Nous y sommes, commença Aalcaas, voilà ton village, humain.
Malgré tout ce qu'ils venaient de vivre ensemble, l'elfe ne semblait toujours pas apprécier son compagnon. On aurait dit qu'il se contentait d'obéir à des ordres contraires à ses convictions. Les expressions de son visage restaient dures et sa voix glacée.
Hagendorf était en pleine ébullition à cette heure où le soleil déclinait. Les bergers rentraient leurs cheptels, des champs revenaient ceux qui avaient semé les blés, le froment et l'orge. Dans les jardins proches des habitations, on voyait certains autres semer des fèves, des graines de lin et la laitue à transplanter dans quelques mois. Les charrues revenaient des labours et de nombreux villageois portaient sur l'épaule un fagot de bois.
En approchant, les odeurs de salaisons parvinrent aux narines du chasseur qui sentit son estomac réclamer. A y réfléchir, il ne savait plus quand il avait fait son dernier repas, et il salivait à l'idée de tous ses jambons et tout ce lard préparés au gros sel récoltait dans les salins de la Mer des Griffes.
Dans les taillis et les plants d'arbustes féconds en baies, on pouvait apercevoir des pièges dressés pour y prendre les grives.
Toujours sur la colline qui dominait le village, le château du Duc étendait son ombre jusqu'aux premières masures. Ses cheminées crachaient leur fumée âcre et chargée de nombreuses odeurs de cuisine.
A première vue, rien de spécial ou inquiétant.
Le planton de garde à la grille du rempart baillait à s'en décrocher la mâchoire et jetait des coups d’œil vers l'intérieur de l'enceinte, visiblement impatient de voir arriver les deux miliciens chargés de la ronde de nuit... Martin l'avait déjà croisé à plusieurs reprises et se rappelait son nom : Ralf. S'il s'agissait bien de lui, l'homme était un brave gars du cru dont les aïeux avaient toujours vécu à l'ombre du château des Von Austrog.