Alors qu'il sortait le nez des obscures boyaux qui les avaient guidé vers l'horreur comme le salut, il regarda la bâtisse défraîchie par le temps, les plantes et les éléments. Alors c'était dans ce genre de lieux que l'on priait ce fameux Ulric ?
Il fallait comprendre, dans l'esprit de l'estalo-tiléen, la religion avait une place spécifique. Morr, car on y passe tous un jour, et dans des contrées balayées par les conflits fratricides, la vue des charretiers tout de noir vêtu, masqués, empilant les cadavres pour les envoyer dans les jardins, était chose banale.
Shallya, la Santé, la miséricorde, ça c'était les blessés, les réfugiés, les éclopés qui trainaient leurs frasques et leurs marmailles pleines de mouches sur les routes de Tilée. Ranald, vieux filou, presque comme un bon copain de bar. Il te fait gagner aux dés, pour que tu te fasses taxer ta bourse pendant que tu cuves sur le comptoir, un vrai pote en somme.
Mais surtout...Il y avait Myrmidia.
Ah ça, médire sur Myrmidia devant un suderon c'était presque pire que d'insulter sa mère. De la pire catin qui tendait sa croupe pour quatre pièces, au roi estalien devant le conseil de guerre dont chaque décision pouvait mener une armée à la mort, tout le monde pensait à la Mère du Sud. Celle qui avait donné son cœur au roi de Tylos, celle qui avait mené les survivants affamés et hagards à travers les Abaskos. C'était Myrmidia.
La première fois qu'il en avait prit conscience, il vagabondait à travers les rues de Trantio, il fuyait...Un boulanger peut être. Les détails étaient confus. Bref, il courrait, pieds nus dans la poussière, goguenard, un vrai furet. Sauf qu'en tournant à l'angle de la ruelle, il s'était jeté dans une grande rue à l'aveuglette. Et là, le gamin qu'il était s'était bouffé une cuissarde. À partir de là ses souvenirs étaient immaculés comme du papier de soie cathayen. Elle avait relevé son casque à la tylosi, dévoilant son visage sévère mais souriant encadré de longues mèches noires. C'était une prêtresse de la Guerrière, il y avait toute une procession. Elle lui avait tendu une main ganté, le relevant comme si il était pas plus lourd qu'un fagot de bois.
Il s'était décalé, scotché, et la procession continuait, les chevaliers en armure rutilante, les prêtresses guerrières, la statue de la Virginale mère de Trantio.
Et Ulric ? Une sorte de pouilleux du nord, pour des pouilleux du nord. Des loups galeux, des barbares rustres et barbus puant le sous-bois. Il avait appris dans une taverne que même les Norses priaient Ulric. Comme quoi entre brutes on se comprenait. La seule lune à laquelle il n'avait jamais hurlé c'était celle des bonnes femmes, voilà un objet de dévotion plus intéressant que la forêt, le froid et tous ces machins de peuplades pisses-vinaigres et bouffeuses de neige.
Pourtant il ne pouvait s'empêcher de faire le tour du temple en ruine, observant le savoir-faire et ce que le temps en avait fait.
Les civils s'installaient doucement, soufflaient. Boerich et le Ludwig discutaient. Le barbu voulait barricader tout ça. L'explorateur donna son approbation.
C'était comme ça après tout que les Tylosi avaient prospéré. Des bergers, des fermiers, des pauvres hères creusant le sol gras de la Tilée, à l'ombre des ruines elfiques majestueuses, s'y réfugiant dès qu'une menace approchait. Peu à peu les ruines protectrices devinrent des campements, des villes, des cités. Les Elfes, quel peuple étrange. Il regarda Mourouène, elle voulait faire un tour des environs avec le chasseur.
Il avait tant de questions sur eux. Peut être plus tard.
Tout d'abord il s'avança en direction de la famille qui s'était massé auprès du maigre feu. Il s'assit à côté, rechargeant son pistolet. Levant la tête en direction du patriarche, l'aventurier demanda ce qui les avait poussé à prendre la route en plein hiver. La réponse le déconcerta. Ils fuyaient la famine, la misère qui accablait ce Nordland déshérité. Ils partaient pour le Kislev, le Kislev ! En plein hiver ! Pourquoi pas pousser jusqu'à l'Inja...Ils avaient de la famille là bas qui pouvait les accueillir...
Comme quoi, quand les fanatiques de la Ruine avaient manqué d'éradiquer le monde ils avaient vraiment salopé le boulot. Leur assaut avait sûrement fait moins de macchabées que la famine, la misère et les colonnes de réfugiés du Middenland à Zaborata. Putain...
Après quelques politesses, il farfouilla dans sa besace, il avait une flasque d'eau-de-vie de Raganos. Dévissant le bouchon, Piero s'envoya une bonne goulée. Faut pas dire, ça fait du bien après le tête-à-tête avec les saloperies des bois.
Son regard de jais se posa sur la maîtresse à Ludwig. Il se racla la gorge et s'approcha, adoptant son ton le plus soigné.
-Excusez moi signora, ma qué faisiez vous sour la route dou Nordland ?
Vous allez rire, elle se nommait Johanna. De Magritta. Il pensa un instant à la Reine Juana de Bilbali, la célèbre, la fameuse, la sublime, promise en grandes pompes au roi, et quel roi, vous avez déjà vu sa moustache ? Louen Léoncoeur. Donc Johanna , de Magritta, pas de Bilbali, était une diplomate dans l'Empire. Du gratin, mais le genre vérénéen. Pas vénérien ça c'était maman. Qui elle était de Trantio, pas de Magritta.
Bref, la Johanna se rendait à Salzenmund, avec une escorte, dont le Ludwig. Et paf, hommes-bêtes. Puis elfe, comme quoi les surprises ça vous tombe toujours sur le coin de la gueule sans prévenir, merci Ranald.
Et là Morwen s'agenouilla, presque souriante. Quelle elferie pouvait-elle mijoter cette rouquine ?
Il esquissa un sourire et réajusta ses cheveux. Elle commença à raconter son histoire. Fascinant les gosses autant qu'elle le fascinait lui, une histoire d'arbre antique, d'avant le temps. Une histoire de terre, de vent et de feu , ça ferait une super chanson ça.
Lorsque la femme des bois alluma l'encens, l'odeur qui monta dans ses narines lui rappela les marchés de Luccini, le palais de San Pedro del Sur mais aussi Hélène. C'est fou ce qu'un parfum pouvait vous remémorer. Tant de choses que l'on croit enfouie dans un tréfonds de l'esprit pour ressortir à un moment opportun. C'est fou...
C'est presque les yeux humides qu'il se leva pour suivre Ludwig. Il fallait vérifier la moindre anfractuosité, la plus quelconque brèche par laquelle une saloperie pouvait ramper pour nous bouffer. Il avait de la bouteille ce gaillard. Et il était fort comme un bœuf de trait. Ils soulevaient des poutres épaisses comme les cuisses d'une noble afin de barrer le passage. Alors que l'impérial nouait des branches entre elles pour former un espèce de grillage, Piero le cuisina un peu. Il était loquace comme une porte de prison trantienne et il en avait connu plus d'une. Alors qu'ils achevaient leur travail de fortification, il savait tout juste qu'il était nordlander-ostlander, un sang mêlé en somme comme lui. Bâtard de deux nations. Le carnage de ses frères de route l'avait impacté. C'était jamais plaisant de voir des gens qu'on connaissait se faire éventrer par les griffes d'une créature mi ours mi chèvre et re-mi ours derrière.
Plus tard dans la nuit, alors que les civils exténués s'étaient roulés dans ce qui restait de leurs bagages pour dormir, Piero rejoignit Morwen à l'extérieur du temple, bravant le froid hivernal amplifié par l'obscurité. Sa lanterne à la ceinture et la mandoline au creux des bras.
Son haleine formait des panaches de vapeur alors qu'il replaça son foulard. Elle, elle semblait insensible au froid dans ses haillons qui laissaient voir plus que le décent de son corps fin et tatoué. Elle tenait de l'oiseau de proie, de la renarde, du fauve dans toute sa grâce, pas les lions empâtés des ménageries du Sud, non, les panthères de la jungle, merveilleuses créatures qui vous traquaient des jours durant pour fondre sur vous au moment où vous baissiez votre garde.
Ses yeux étranges se rétrécirent, le fixant comme si il jurait avec les résineux couverts d'une épaisse motte de neige. Il allait se jucher contre la pierre froide. L'elfe retourna à sa veille, scrutant les ténèbres avec l'aisance d'un félin.
Pendant un moment, seul le souffle du vent du nord et leurs respirations empêchaient le silence absolu. Piero entrouvrit la bouche, s'étonnant presque de ne pas avoir gelé, avant de demander doucement :
-Excusez moi Morouène, si vous vous en souvénez, nous avions parlé dé nos due mondes respectifs lorsqué nous étions ancora à Beeckerhoven. Ié voulais savoir...
Il laissa filer un léger rire nerveux, avant de reprendre :
-De là d'où ié viens, les elfes ont posé les bases dé nos citta, les artistes s'inspirent dé statoues qué vous nous avez laissé. Notre peuple a presque tout appris dou vôtre. Alors qui êtes vous, vous ? Une dame des bois, une guerrière ? Une chasseresse ? Vous êtes la prémière elfe qué ié iamais rencontré, et vous êtes...Singulière en tout point. Qui êtes vous Morwen Nidariel ?
L'elfe prit tant de temps pour lui répondre qu'on aurait pu croire un instant qu'elle ne le ferait pas du tout. Lorsque sa voix rompit le silence qui s'était installé, c'était avec un mélange d'hésitation et de sérieux laissant à penser qu'elle choisissait ses mots avec une extrême précaution :
« Je suis une Asrai. Un peu de tout ceci à la fois. Lorsqu'il est temps de chasser je chasse, lorsqu'il est temps de se battre je me bats. Je vis de ce que les forêts m'offrent – à moi d'avoir la force et l'adresse de m'en emparer. Et de le défendre au besoin. Je vis... vivais... dans ma parentèle. Vous l'appelleriez un clan. La plupart des humains adorent se définir selon leur rôle... » Elle regarda les formes allongées dans la pénombre avec un sourire amusé.
«Trappeur... garde... cocher. Moi, je suis ce que j'ai envie et besoin d'être à l'instant. Une chasseuse, une guerrière. Ou une danseuse. Une voyageuse. Une voix de plus pour chanter dans la forêt, lorsque les créatures mauvaises de ce monde m'en donnent le temps. Ou du moins... je chantais, parfois. »
Elle gardait manifestement des choses pour elle-même, tout en les sous-entendant ; et il était évident qu'elle ne détaillerait pas le sujet plus avant.
L'aventurier pesa ses paroles, opinant légèrement du chef.
-Vous savez, nos légendes disent qué lorsqué Tylos sombra, Myrmidia, nostre déesse, escorta les survivants vers de nouvelles terres. Nos deux peuples ont subi des revers, ont frôlé la Fin, ma ils s'en sont relevés, plus forts, plous sages, plous pieux.
Vos forêts d'émeraude, mes plaines d'or, vos chants, notre musique, votre danse, nos arts, vos guerriers légendaires, nos soldats courageux...
Et pourtant nous voilà loin de chez nous Morwen. Quelque part aux confins de nos mondes, dans le froid, dans l'hiver. Mais après tout, si nous nous retrouvons ici, c'est peut être que la Trame, la destinée, l'a voulu ainsi.
Son interlocutrice éclata d'un rire qui aurait pu être cristallin si elle ne l'avait étouffé : par égard pour les dormeurs ou simplement pour préserver l'atmosphère feutrée de la nuit.
« La Trame ! Oui, certainement. Elle fait ce qu'elle veut et ce dont elle a envie... de qui pensez-vous que nous nous sommes inspirés ? » Cette remarque semblait énormément amuser la sylvaine.
« Mais le destin des êtres vivants n'est pas toujours bien clément avec eux. Vous êtes ici parce que vous avez été attrapé pour ce que vos pairs ont considéré être des méfaits. Moi, parce que... j'ai une dette à payer. J'y vois de l'injustice, peut-être que vous également. Je ne suis pas prompte à prêter de bonnes attentions à la Trame... »
En dépit de ses dires, la façon dont l'Asrai parlait de cette chose mystérieuse n'avait rien d'hostile. Bien au contraire : un peu de chaleur demeurait au fond de sa voix comme elle évoquait la Trame de son peuple.
« Mais pourquoi je m'en plaindrais ? Les choses vont ainsi. Les saisons passent, l'été s'en va, l'hiver vient. Il faut bien lui faire face et lui survivre. A certains égards, les forces que les vôtres dénomment comme la Ruine sont un hiver de plus. Je ne comprendrais jamais ceux qui s'y soumettent, et sûrement que ça vaut mieux : comme les frimas de l'hiver, il faut les affronter. Jusqu'à ce que vienne le beau temps... et recommencer. »
Rien dans le discours de l'elfe ne sonnait fataliste : au contraire. C'était presque comme si la perspective d'un tel cycle, de résistance et de repos, lui allait comme un gant et lui apportait une forme de joyeuse satisfaction qu'il était rare de lire dans ses expressions habituelles.
-Iousqu'à cé qué vienne lé beau temps...
Piero Orsone Salvadore Manicha Enrico de Riviera di Cruz da Trantio aurait pu jurer qu'il l'avait vu sourire. Pas un sourire narquois ou carnassier, non, un sourire. Karl, Morr ait son âme, n'y aurait jamais cru. Mettant ça sur le dos de la pénombre, il empoigna son instrument passa une main, puis l'autre devant la chaleur réconfortante de sa lanterne, puis, il pinça les cordes. Doucement, la nuit était accompagnée de notes, douces, mélodieuses. C'était une de ces musiques qui enchantaient les cours des seigneurs d'Estalie.
Une chanson de guerre et de feu, de princes trahis prenant les armes pour reprendre leur dû, d'errance et de rédemption dans les vastes étendues sauvages du Sud. D'écuyers et de chevaliers chargeant des moulins. Mais c'était aussi une chanson d'amour, d'amour à la déesse, d'amour pour une reine aux cheveux noirs, d'amour à la Liberté. Cette chanson était l'Estalie personnifiée, cette musique était son âme, les paroles étaient son corps.
Une fois la mélodie achevée, le Tiléen termina le quart en compagnie de la danseuse de guerre, attendant l'intrusion qui n'arriva pas dans le froid de l'hiver. Lorsque le chasseur et Ludwig prirent le relais, il alla s'allonger près du feu, glissant son chapeau sur son visage, se permettant quelques heures de sommeil dont il avait tant besoin.