Elle avait encore sa couche à préparer, et il était naturellement hors de question qu'elle dorme dans le village malgré la froidure de la saison.
En d'autres circonstances elle aurait aimé s'enfoncer très avant dans la forêt, mais la prudence lui recommandait de rester dans le sous-bois. Ses yeux perçaient l'obscurité comme ceux d'une chouette et bien qu'elle se tint à l'affût sitôt le pied posé sur l'humus, une part de la guerrière se rasséréna de retrouver le monde sauvage qui étaient le sien, bien loin des considérations construites et artificielles des êtres qui se prétendaient civilisés. Les sons propres aux environnements boisés l'avaient accompagnée durant toute sa vie, et ce n'était pas peu dire : elle prenait garde à faire le tri de tout ce qu'elle percevait, et ce n'est que lorsqu'elle fût certaine de la sûreté des lieux qu'elle finit par s'arrêter.
Morwen avait jeté son dévolu sur un léger dénivelé qui formait une petite butte, suffisamment loin de la lisière pour qu'on ne puisse pas voir Beeckerhoven depuis le sol, caché par le dense et touffu rideau des troncs : mais l'elfe ne comptait pas en rester là. Posant ses biens au pied d'un arbre que l'Asrai jugeait approprié, elle rassembla patiemment une pleine brassée de branches de bois mort qu'elle fourra à grand'peine dans sa gibecière. Une fois celle-ci solidement resserrée en bandoulière, elle commença l'ascension.
Ses doigts trouvaient précautionneusement les défauts de l'écorce qui déguisaient une prise, et elle ne s'aidait pas tant de la plante des pieds que des genoux et de la force de ses cuisses ; une fois arrivée aux plus basses frondaisons elle s'autorisa une seconde de pause, s'accrochant à ces supports bienvenus, avant de reprendre l'escalade.
Elle s'arrêta à mi-hauteur de la cime, là d'où le feuillage protégeait autant de la pluie et de la neige que des regards venus du sol. Satisfaite, Morwen s'assit sur l'une des ramures parmi les plus épaisses et commença à tirer du sac ses bâtons improvisés, qu'elle disposa en un quadrillage que l'obscurité aurait pu rendre précaire si elle l'avait gênée ; une sorte de couche prit bientôt forme, composée des fruits de sa récolte placés en damier. Nostalgique, elle se souvint de la première fois où elle s'était ainsi construite un lit de fortune : comme elle avait alors eu peur que tout ne se casse et qu'elle ne chute au sol !
Ce qui lui était arrivé une fois, d'ailleurs. Mais l'intérêt d'être à cette hauteur, c'était aussi de pouvoir se rattraper aux basses branches en cas d'incident. Ça n'arrivait que rarement, et d'autant plus avec l'expérience.
L'elfe examina son oeuvre d'un oeil critique, à la recherche du moindre déséquilibre qui indiquerait une fragilité trop importante de sa construction. N'en décela pas, elle refit un aller-retour avec le plancher des vaches afin de remonter jusqu'à son nid improvisé son couchage : il s'agissait d'un épais sac de peaux couvertes d'une fourrure aux tons bruns-gris. La couture en était si précise et fine qu'il était presque impossible de la découvrir, et elle était trop fatiguée pour se prêter à ce jeu. Emmitouflée dans sa pelisse automnale, la guerrière se glissa dans ce discret cocon. Sa lance était le barreau qui lui servait d'oreiller.
N'importe quel autre être vivant se serait senti dans le plus grand inconfort, ainsi perché en pleine nuit dans une forêt où rôdaient les hommes-bêtes. Mais pour l'Asrai, cet humble refuge était ce qui la tranquillisait le plus depuis le début de son voyage.
Elle ferma les yeux avec un soupir d'aise et somnola un temps, bercée par les murmures du bois, avec lesquels elle communiqua presque par réflexe.
Certains disent que les rêves sont le royaume des dieux. D'autres affirment qu'ils sont le repaire de créatures pas moins dangereuses, mais terriblement plus malveillantes que les dieux ne le seront jamais : j'en ai entendus d'autres pour dire que les rêves ne sont que la tanière de l'esprit, là où il se réfugie et se distrait par ses propres peurs et désirs.
Le monde était dévasté. On l'avait brisé, par j'ignorais quel maléfice, mais toujours était-il que la catastrophe avait été à ce point importante que nous avions abandonné nos forêts séculaires pour trouver abri dans les ruines les plus inextricables que cette terre meurtrie avait encore à offrir. Je trébuchais dans ma course, et c'est mon frère d'armes qui se retourna pour me rattraper par le col de ma tunique. Il avait presque le visage d'Eril, mais en bien plus grand et épais : tout le groupe lui faisait confiance, parce qu'il était de nous tous le guerrier le plus redoutable. On me considérait comme son bras droit, pour le même genre de raison.
« C'est bon, avance » fis-je en me reprenant et en repoussant sa main.
L'ennemi n'était jamais bien loin.
Nous étions une trentaine d'Asrai, encore plus rudes et faméliques que nous ne l'avions jamais été. L'adversité nous avait taillés comme le couteau taille une lance, et c'est vifs comme des félins que nous traversâmes la rue jonchée de gravats pour nous engouffrer par la porte enfoncée d'une demeure humaine.
Il y faisait sombre, mais le noir n'avait jamais gêné nos regards : on ne pouvait pas en dire autant de l'odeur, rance et poussiéreuse. L'endroit était encombré de meubles en bois vermoulu, armoires, tables et sièges constituant autant de caches possibles. Nous inspectâmes les lieux avec prudence, les armes au clair : je faisais tout particulièrement attention aux bancs, dont la forme avec un peu de fatigue pouvait à ce point ralentir la reconnaissance d'un adversaire allongé qu'il pouvait être dangereux d'en approcher à moins d'un mètre.
Le rez-de-chaussée était désert.
Notre meneur donna à voix basse l'ordre, et nous le suivîmes sur le côté, dans un vestibule menant à un escalier. Je l'empruntais à sa suite, silencieuse comme une ombre : l'étage était du même acabit, une sorte de grenier encombré que nous eûmes tôt fait de sécuriser. J'en soupirais de soulagement, car c'était enfin la possibilité de prendre une pause. Décrochant l'outre à ma ceinture je m'humectais les lèvres avant d'aller m'asseoir contre le rebord de l'unique fenêtre, en entrebâillant légèrement les volets pour avoir un aperçu de la rue en contrebas.
Je les entendis avant de les voir.
Deux bambins humains, juste au coin de notre édifice délabré. Ils étaient bruns, l'un avec les cheveux bouclés comme la laine, et il était si jeune qu'il allait à quatre pattes : je me fis aussitôt la réflexion, tandis qu'ils geignaient à nous en faire dresser les oreilles, qu'on venait forcément de les abandonner.
Je le vis alors, lui ; le Gor, qui apparut un peu plus loin au détour d'une maison encore plus en ruines que les autres. Il reniflait lourdement l'air, sa hache démesurée dans une main, et ses yeux sanguins se posèrent presque aussitôt sur les enfants. Les quelques-uns de mes camarades qui m'avaient rejointe, alertés par le bruit, haussèrent les épaules en comprenant de quoi il s'agissait et retournèrent les uns à leur friandise, les autres à leur repos.
Je détournais le regard au moment où l'homme-bête s'élança. Et je ne compris pas pourquoi.
Les premières lueurs de l'aurore cueillirent l'Asrai dans son sommeil. Elle se réveilla sans un sursaut, ouvrant doucement ses paupières à la lumière du jour : les lambeaux de son rêve persistaient encore dans son esprit, et elle se demanda pourquoi, dans le songe, elle avait eu cette réaction de pudeur face au massacre des enfants humains. Une réaction qu'elle savait qu'elle n'aurait pas dans de telles circonstances, car ils ne valaient guère mieux que des animaux, et pourquoi s'en soucier dans un monde en guerre, défait, tel que celui que l'elfe avait imaginé ?
Elle s'étira un instant, sentant sur son visage la morsure du gel alors même que son corps demeurait bien au chaud. La trille d'un oiseau de passage la salua et Morwen esquissa un bref sourire, le spectre des joies passées : se secouant mentalement elle s'extirpa de son couchage et resserra autour d'elle les pans de sa pelisse aux reflets forestiers.
Une courte toilette plus tard et on la retrouvait à rôder dans la rue principale de Beeckerhoven, où les plus matinaux s'étonnaient de la voir : les plus engourdis de ceux-là se frottaient même les yeux, surpris par l'apparition de cette sylvaine en armes. Elle se désintéressa des habitants, étrécissant les yeux au moment de passer à proximité de ce qu'elle identifia comme le lieu de culte du village avant d'arriver sur une place centrale, toute en étals dressés à même la terre entre les flaques boueuses. La guerrière n'était pas certaine que ceux qui étaient en ce moment en train de les remplir modestement fussent bien natifs du village, ou s'il s'agissait de marchands de Salzenmund qui fuyaient une concurrence trop rude pour venir approvisionner les bourgs de la province.
Son estomac vide la rappela à l'ordre lorsqu'elle passa devant ce qui devait être le comptoir d'un boucher : elle se maudit de devoir s'abaisser à acheter sa nourriture, mais même à Athel Loren Morwen devait bien admettre qu'elle avait toujours été davantage guerrière que chasseuse, quand bien même ces deux activités se confondaient souvent aux yeux de son peuple.
Elle ne perdit pas de temps à marchander et paya le prix convenu, à l'aide des pièces qu'il lui était arrivée de glaner lors de ses péripéties dans la même région, quelques années plus tôt. Aussitôt fait et l'elfe s'en allait déjà, mordant dans la viande tout en s'éloignant.
L'Asrai passa la matinée à vagabonder, mais sa démarche n'avait rien d'innocent. Elle observa la communauté, sa configuration et sa campagne alentour, prenant connaissance de la végétation et du terrain. C'était une vieille habitude de combattante, qui la poussait à vouloir connaître au mieux possible ce qui s'avérerait être le pire scénario : que les hommes-bêtes attaquent directement Beeckerhoven. Dans une telle éventualité elle ne voulait pas être la dernière à connaître les lieux, et ne se dirigea vers la hutte du trappeur qu'à l'approche de midi, lorsqu'elle estima sa reconnaissance suffisante pour le moment.