Weber leva sa tête de son verre. Il sembla légèrement hésitant, quelques instants, passant une main sur son double-menton et ses grosses joues bien grasses qu’il gonflait.
« Hé bien… Je ne sais pas trop. Vous semblez encore bien blessée. Et je ne sais pas si c’est le genre de mission qui vous irait.
D’un autre côté... »
Il se tourna vers Lalande, à qui il parla un peu en reikspiel. Le Gisorouais haussa les épaules et grommela quelque chose de bien peu compréhensible.
« D’un autre côté, je comptais déplacer le reste de la compagnie plus au sud, pour aller traquer les gobelins, et je vais avoir besoin de tous mes guerriers en forme pour lutter contre eux.
Si vous êtes volontaire, c’est d’accord, je vous fais confiance. Je vais constituer un groupe pour pourchasser ce contrat, et nous verrons alors. »
Le reste de l’après-midi se déroula plutôt bien. Lina passa un long moment à boire et à ricaner avec Isolde, là où les autres hommes préféraient rester ensemble. Malgré tout, il n’y eut pas vraiment d’interactions avec le reste de Stromdorf : Isolde apprit juste que les deux jeunes et braves taverniers étaient deux frères, et les fils de Sébastien Brenner, le brasseur de bières qui avait très récemment perdu sa femme.
Lorsqu’ils eurent fini de vider quelques verres, Weber ordonna à ses sbires de rembarquer, et tous ramassèrent leurs affaires et libérèrent la place, sous les yeux inquisiteurs et méfiants d’habitants probablement bien peu heureux de voir des coupes-jarrets traîner dans leur bonne ville.
Les trois jours suivants au campement furent beaucoup moins amusants qu’à l’ordinaire. Le temps alternait entre de grosses averses et de fines ondées, et le sol était constamment un mélange de gadoue glissante et de boue molle. Perdus au milieu d’un décor bien peu hospitalier, le froid toujours présent sur les vêtements trempés, la troupe ne se nourrissait plus que de quelques anguilles et poissons péchés dans la rivière, la région apparemment bien pauvre en gibier alentour. Weber discuta longuement avec le capitaine, qui décida effectivement qu’il était intéressant de partir vers le sud, traquer des gobelins des forêts, et tenter de gagner de l’argent offert par la commune de Stromdorf.
Lina et Spangz retirèrent le plâtre d’Isolde. Le bras lui semblait encore sec, et faisait un mal de chien à déplacer – assez pour que l’envie de reprendre de la mandragore soit toujours présent. Mais s’il y avait encore le besoin et l’envie au fond de son crâne, il apparaissait très clairement que la chevaleresse ne tremblait plus, ni n’avait de sueurs froides la nuit. Si elle n’était pas guérie, au moins, elle pouvait à nouveau mettre un pied devant l’autre sans subir l’angoisse et la terreur.
Un matin, alors que le campement était en train de remballer ses affaires, de plier les tentes et de remplir les chariots de tout le matériel, Pietro Morosini de Verezzo vint la voir ; L’escroc était beaucoup plus fringuant que d’habitude, portant un magnifique doublet noir à cravate et un chapeau feutré sur le sommet de son crâne, à croire qu’il venait tout juste de sortir d’une soirée privée de Couronne. Il empesait très fort le parfum, était fort souriant, et faisait sacrément tâche dans le décor de la pluie et de la gadoue de la région.
« Ma, la Signora Bretonnienne. Tou est volontaire pour aller enquêter sour les disparissionnes d’enfants, si ?
Cela sira avec moi et l’alto Lalande. André est en train de harnacher des chevaux, si tou veut bien me suivre. »
Trois chevaux étaient en train d’être sellés un peu à l’écart du campement. André terminait de fixer des étriers, tandis que le capitaine était juste là, Kaster von Lyncker portant une magnifique demi-armure de plate et un armet à plumet à la main, en train de converser avec l’enfant de Gisoreux.
« Les gens dans le coin ont l’air pas mal louche, va falloir que tu fasses gaffe à toi. Compte sur Pietro pour la plupart des moments où tu dois parler avec des gens, il sait comment s’en sortir.
– J’ai aucune idée d’où il va m’amener, le patrouilleur. T’as une idée d’où on est censés se retrouver une fois que vous avez fini de vous amuser avec les gobelins ?
– Erf… On est pas censés rester dans la région très longtemps. Une fois qu’on sera payés, on comptait filer direct à Ubersreik.
Tu comprends, si la guerre entre la Bretonnie et l’Empire éclate…
– Alors dans ce cas là la Compagnie aura un gros contrat bien juteux. Bah ouais, faut bien faire notre beurre.
– Je prie Taal et Shallya que ça n’arrive pas. Mais Sigmar qu’un conflit frontalier éclate. Peut-être que ça serait ce qu’il y a de mieux, si ça ne concerne que quelques bannerets voisins sans aucune importance.
C’est pas comme si Karl Franz et Cassyon de Parravon allaient foncer sur le champ de bataille en personne. »
Le capitaine vit arriver Isolde et le Tilée, il leur fit un petit salut du sommet de la tête et un sourire bien emprunté, assez insistant envers la chevaleresse.
« Ah, Dame Isolde ! Il m’est triste d’entendre que vous ne viendrez pas avec nous tuer des Gobelins. J’attendais de voir votre hardiesse et votre élan au front ! Mais je ne vous laisse pas en mauvaise compagnie. Veillez quand même bien sur André et Pietro, ils font n’importe quoi quand ils sont tous les deux côtes-à-côtes…
Permettez un moment ? »
Le capitaine s’éloigna en faisant un petit geste pour que la chevaleresse le suive. Il se tint un peu à l’écart, puis reprit son discours.
« Avez-vous réfléchis à ma proposition ? Celle d’écrire à votre père ?
J’ignore ce que vous pourriez lui apprendre… Mais vous devriez savoir que le baron Yonec de Marsonnie a traversé le Col de la Dame Grise juste hier, et qu’il marche dans la direction d’Altdorf. Lorsqu’il y sera, il est probable qu’une décision bien lourde de conséquence sera alors rendue par l’Empereur.
Les seigneurs d’Ubersreik accusent les Bretonniens de raids et d’attaques sur leurs villages, alors qu’en retour, les sires de Parravon, dont votre père et le seigneur Chlodéric, déclarent n’avoir agit qu’en représailles d’attaques sur leurs propres fiefs causées par des baronnets locaux. Parole contre parole…
Pour l’heure, le Col de la Dame Grise n’a pas encore été fermé, mais les sires des deux côtés rassemblent des osts et des guerriers de toute part, alors cela risque vite de changer. Si vous avez une lettre à écrire à votre père, faites-le dès votre prochain arrêt.
Bonne chance, autrement, pour l’enquête. »
Une fois le capitaine déguerpit, Lalande amena l’un des chevaux vers Isolde, et lui tendit les rênes. C’était un roncin hongre de couleur gris, grassouillet et court sur pattes, une bête bien ingrate et de peu de valeur, mais qui au moins lui permettait de voyager à dos de canasson : Lalande précisa que l’animal s’appelait « Fresser », et qu’il n’hésiterait pas à enterrer Isolde si elle tentait de s’enfuir avec. Lalande s’assura qu’elle savait bien monter, puis lui-même enfourcha un destrier impérial bien plus grand, là où Pietro se contentait d’une jument alezan bien peu racée. Le trio embarqua un peu de paquetage, des couvertures enroulées, des outres d’eau et diverses besaces qui sautillaient autour de leurs animaux. Lalande sifflota et décida d’ouvrir la marche, trottant hors du camp, suivi directement par Pietro.
Lina les regarda partir. Elle offrir à Isolde une révérence bien sarcastique, et un petit rire fin et agréable.
« Revient vite Isolde. Que tu n’aies pas le temps de me manquer. »
C’était la seule phrase qu’elle offrit à la chevaleresse, avant de se retourner et d’engueuler le pauvre Spangz en reikspiel, qui était en train de ranger les trousses médicales le plus soigneusement qu’il pouvait, et probablement trop lentement au goût de la sœur de Shallya.
Les chevaux allaient au petit trot. Ils se perdaient dans la campagne Reiklandaise, leur robe parcourue de gouttelettes d’eau qui ruisselaient pour l’instant en petite quantité : On n’était pas encore dans une tempête. Ils étaient partis tous les trois en début de matinée, le soleil caché par les nuages gris au-dessus de leurs têtes – difficile de croire qu’on était en été. Il fallait admettre qu’il y avait une certaine véracité dans les superstitions de certains qui y voyaient une malédiction divine.
Le trajet fut plutôt ennuyant. Pietro et Lalande avaient la méchante habitude d’avoir des discussions uniquement entre eux deux, surtout rythmée par des blagues bien privées qu’Isolde était incapable de comprendre. En plus de cela, ils traversaient une région véritablement vide, faite de marais salants où il n’y avait aucune agriculture, ni aucun voyageur, le long d’une sente qui était fabriquée par les passants hasardeux plutôt qu’un chemin entretenu. Ce fut uniquement au bout de deux heures qu’enfin la gadoue laissait place à des cailloux et de la terre battue, et que l’on croisait alors quelques troupeaux de moutons descendants du nord, puis quelques cavaliers chaleureux qui saluèrent la compagnie en passant.
Quelques bâtiments se dessinaient alors à l’horizon : Beaucoup trop peu pour constituer un village, juste une sorte de grande maison et deux petites annexes. Un feu de cheminée sortait de l’édifice le plus grand, et une bonne dizaine de chevaux ou de mulets étaient attachés à un rondin de bois autour d’un abreuvoir. Un enfant jouait dans la boue, tandis que derrière, une femme ramenait un gros poulet sous ses bras : Il s’agissait d’un relais de poste, le genre d’endroit où des voyageurs s’arrêtent un instant pour rapidement se restaurer, parfois dormir, et acheter quelques denrées de première nécessité, en plus de gérer les allées-et-venues du courrier impérial qui devaient suivre la ligne Ubersreik-Altdorf.
Les trois cavaliers attachèrent leurs chevaux, puis entrèrent à l’intérieur. Il n’y avait pas beaucoup de monde : Le propriétaire des lieux, un solide moustachu, derrière son bar. Trois types lessivés, aux bottes crottées, qui somnolaient autour de quelques verres d’alcool : l’un d’eux était tellement explosé qu’il roupillait directement sur la table. Ils avaient l’attirail de voyageurs, peut-être des caravaniers. Lalande regarda à gauche, à droite, lorsque quelqu’un le siffla.
Tout au bout de la salle, après avoir dépassé un billard et de nombreuses tables vides, un énergumène leur faisait des signes.
– Jawohl.
Wir sind wegen Bürgermeister Adler hier. »
Un homme moustachu, aux oreilles décollées, la coupe au bol. Il portait une solide brigandine, épée-fleuret à la ceinture, et deux pistolets de chaque côté. Devant lui, sur la table, un verre et un chapeau. Et petit détail important, accroché à son poitrail, un insigne doré, représentant un combattant à cheval, et autour une inscription : Kaiserlicher Straßenwächter.
L’homme les regarda avec un certain dédain. Considéra les trois personnes qu’il avait devant lui, une par une. Puis, il pouffa de rire.
« Ein Bretonnisch. Eine Frau. Und ein Schwächling.
Ich habe nichts Besseres erwartet. »
Lentement, avec un flegme clairement teinté de mépris, il leva la main et indiqua passivement aux trois de bien vouloir s’asseoir. Tout le monde s’approcha, tira un tabouret, et posa ses fesses, puis commença à converser dans un reikspiel qu’Isolde comprenait un peu mieux.
« Je ne vous offre rien. Si vous souhaitez boire, payez vous-même.
– Avons-nous un contrat à signer ?
– Oui, vous avez de la paperasse, je vais vous l’apporter.
Je me présente : Straßenwächter Karl Müffling. Je suis chargé de faire la loi sur les routes et les campagnes de ce morceau du Reikland. Et vous autres ?
– Piero Orsone, répondit Pietro Morosini.
– Jean Malchance, répondit André Lalande.
– Hm. »
Il fit un signe de tête pour avoir le nom d’Isolde, lorsqu’un deuxième homme se permit de s’approcher, une bière à la main, et des papiers sous le coude.
« Ceci est mon Hilfsstraßenwächter, Leopold von Dankl.
– Un noble ?
– Très petite noblesse, répondit Leopold. Et cinquième de la fratrie.
– En effet, y a mieux niveau héritage, héhé ! »
Leopold sourit à Pietro, mais ce sourire disparut bien vite lorsque le patrouilleur Müffling le foudroya du regard.
« Vous savez pourquoi vous êtes ici, bien ? Y a sept jours maintenant, un enfant a été déclaré porté disparu dans un village près de la Reikwald. Ils ont commencé une battue et des recherches, puis demandé l’aide des patrouilleurs impériaux pour tenter de retrouver le garçon. Nos patrouilleurs sont tous surchargés, avec ces sales Bretonniens de l’autre côté des montagnes.
Au départ, on aurait pu croire à une simple fugue. Sauf que j’ai été informé hier qu’un deuxième gosse a été disparu, dans un campement de bûcherons au milieu de la forêt.
Plein de choses auraient pu provoquer la disparition d’un gosse : Avalé par un homme-bête, tué par un gobelin… Des enfants ça disparaît, ça disparaît tout le temps. Sauf que là, le gosse, il a été subtilisé dans son lit. Aucun cambriolage, aucune effraction.
C’est un enlèvement, purement et simplement. Normalement, moi et Leopold seraient suffisants pour les traquer et les pendre, mais j’aimerais quand même avoir quelques lames de plus pour me protéger d’éventuelles saloperies qui pourraient nous tomber dessus.
Je m’attendais à meilleurs renforts, mais voilà… Si c’est tout ce sur quoi je peux foutre la main. »
Leopold tendit le papier à Lalande. André ne savait pas lire, alors il se contenta de griffonner une croix. Pietro, lui, inscrit un magnifique « Piero Orsone Di Verezzo Da Calzone », avant de confier le papier à Isolde.
C’est alors que le patrouilleur plongea son regard droit dans le sien.
« Tu t’es pas présentée, toi ? »