Un choix risqué, audacieux, insensé diront-certains, mais ce choix là, le jeune William Hecker, fils de personne, ne l'avait-il pas fait dès l'instant où il avait embarqué sur un navire ?
Combien de temps cela faisait-il, trois mois, quatre peut-être ? Un peu plus ? Tout au mieux ce jeune gamin avait choisi de partir vers une vie plus libre à l'aube de ses dix-huit ans. Et pour quel résultat ? Le nouveau monde n'avait rien de libre ou de juste. La loi qui régissait les lieux était la même que celle des rues de Rémas : Celle du plus fort.
Les faibles mourraient, les forts survivaient. Et William n'était pas fort. C'était un gamin tenace catapulté au milieu d'une jungle impitoyable pour le rêve de quelques vieillards ivres d'or et de rhum.
Dans la boue qui se faisait une joue d'engloutir ses vêtements, il ne pu qu'observer la course phénoménale entre les guerrières amazones et les rescapés. Les trois muets eux, avaient fait l'ultime choix. Une des sœurs de la jungle abattit sa massue de pierre sur le norse dégingandé. Son crâne se fractura et un liquide sanguinolent coula de sa cervelle à vif. Les lames d'obsidiennes firent un travail à peine plus propre sur les deux estaliens. Dans un hoquet sanglant l'un d'eux agonisait à coté du mousse, un couinement atroce tandis que son morceau de langue restant claquait dans l'air désespérément.
Un poids tomba sur le jeune homme qui se fit propulser dans la fange comme une panthère sur un daim. Ce n'était pas Nasha, ses mouvements étaient plus violents, son teint plus ambré. Sous le crâne de saurien qui lui servait de masque elle invectivait le marin dans ses borborygmes agressifs. Une main se posa sur son épaule. La fille de la Matriarche.
Relevant Will du marécage elle prit ses mains en porte-voix et cria face au chemin qu'avaient empruntés fuyards et guerrières. Will reconnaissait le mot qu'elle scandait. C'était "venir". Elle rappelait les guerrières. Crotté et ignoré par les filles de Sotek, il pouvait voir les corps sans vie, tordus, des trois héros anonymes de cette funeste tragédie. Seulement ce n'était pas le dernier acte.
Rapidement, les chasseresses revirent. Bredouilles. Une âpre discussion s'ensuivit dans laquelle le marin ne saisissait que des lambeaux, des bribes de mots. Ce qui revenait le plus était Qhari.
Il n'y avait pas de tombe pour les esclaves, les femmes se remirent en route, pestant sur ce contretemps. Le seul point positif à l'état du jeune homme était que la boue empêchait les insectes de lui piquer la peau.
Le temps passait étrangement. Ce qui était la moindre des anomalies constatables dans cette foutue jungle. À un moment donné, elles s'arrêtèrent dans une clairière minuscule mais assez sèche pour permettre de poser son séant par terre sans s'enfoncer dans cinq pouces de boue. Elles sortirent un peu de viande séchée et des fruits. Will lui n'eut droit qu'à une calebasse remplie d'eau pour s'essuyer le visage.
Nasha resta distante. Après tout c'était censé être un échec absolu pour elle. La nuit fut moite, humide et perturbée par des hurlements bestiaux plus que sinistres.
Un réveil aux aurores, la marche, encore et toujours. Au bout d'un moment les arbres laissèrent la place à des roches englouties par le lierre et les mousses. Les abords d'un temple.
D'illustres créatures avaient bâti ces édifices de pierre. Des millénaires les avaient transformé en ruines. Que savaient les hommes des Anciens ? Rien. Un savoir perdu pour l'éternité. Laissé en héritage la jungle de Lustrie, ses sauriens et ses femmes sauvages.
Si aucune amazone ne les accueillit, les crânes fichés sur des pieux de bois rappelèrent avec douleur à Will à quel point les dames locales étaient territoriales.
Elles marchèrent encore. Le jeune homme affamé, malade, épuisé, s'enfonçant avec un pas soutenu dans l'antre d'une faction de guerrières anthropophages et belliqueuses pu remarquer alors qu'ils n'étaient qu'à l'orée d'un complexe colossal. Ces ruines qui avaient la taille d'un château bretonnien n'étaient qu'un post avancé pour la cité-temple vers laquelle le petit groupe se dirigeait.
Et puis il les vit. Les sentinelles implacables de la jungle. Ici elles troquaient les peaux et les os pour quelque chose de plus...Évolué. Des masques de pierre fixaient alors le condamné et les gardes qui l'amenaient dans la gueule de Sotek. En passant la première enceinte de pierres éboulées et de végétations grignotant les murailles, il aperçut les temples, les maisons de pierre et enfin les constructions faites mains par le peuple amazoni. Des tentes, des enclos, des ouvrages de bois pour faciliter les déplacements dans cette métropole morte depuis l'aube des temps.
Le village qu'il avait connu ces derniers jours aurait tenu mille fois dans ces ruines. Si elles n'avaient pas la densité de population de Copher ou de Rémas, les ruines ne manquaient pas de vie. Il y avait les amazones, milliers d'yeux perçants de guerrières, d'adolescentes ou de bambines observant les nouvelles venus et leur prise restante.
Des animaux domestiques comme n'en avait jamais vu le Tiléen paissaient dans leurs enclos sommaires. Des sortes de cochons brunâtres munis d'une petite trompe, de grandes bêtes à corne ressemblant à des vaches qui se roulaient dans la boue, mais surtout, un bassin de pierre, rectangulaire, où d'énormes crocodiles prenaient le soleil. Les os brisés dans la fange témoignaient que nombre d'infortunés avaient été précipités dans cette fosse. Jeu cruel ou dévotion à un dieu écailleux et serpentiforme ? William aurait tout le temps du monde pour le savoir.
Mais ce qui était le plus dur à observer, c'était les Hommes. Du moins c'était à l'extérieur des Hommes, mais il avait vu ce que la captivité avait fait d'eux. Des coquilles tremblantes et inquiètes, des vestiges des plus hardis explorateurs, pirates, aventuriers, maraudeurs, tant d'autres encore.
Dans leurs guenilles ils fixaient la fille de cheffe et son tribut. S'éloignant dès qu'une amazone approchait à moins de six pieds d'eux. Elles venaient en triomphe, eux n'avaient qu'à baisser les yeux.
Dans ces naufragés de la jungle il y avait des Norses, des Estaliens et des Tiléens aux longs cheveux noirs, aux moustaches autrefois lustrées changées en barbes broussailleuses et infestées de poux. Des Hommes du vieux monde encore et toujours. Mercenaires du Kislev, boucaniers bretonniens, brigands non identifiables. Les Amazones n'en avaient cure tant qu'ils n'étaient pas assez fou pour se dresser face à elles. Les multiples trophées aux abords des demeures suffisaient à montrer le destin des forcenés.
Le petit groupe était quasiment arrivé à l'immense temple centrale, ville dans la ville à ne point douter. Mais avant les marches de pierre pour y accéder, Nasha attrapa Will par le bras. Elle l'amena à un enclos où attendaient des Qhari, non affectés à quelconque tache. L'enlaçant une dernière fois elle le fit enjamber la barrière avant de s'éloigner le pas lourd vers ses comparses. Derrière lui, les esquilles humaines s'approchèrent. Silencieuses, accueillant un nouveau frère dans la captivité et la terreur. Mais une voix familière sonna à ses oreilles. Celle qui l'avait accueilli comme frère de la côte il y a toute une vie.
-Par le grand Jack...William ?