« Heu, s’il… Heu… Beh… O-oui, il fait, heu… caca. »
Elle avait soudain perdu de sa contenance et de sa superbe, alors même qu’elle était dans son environnement. Nerveusement, elle tapotait sa boule en cristal sur la table juste devant, et elle s’efforçait de ne pas regarder le Coësre droit dans les yeux.
Ne se rendant pas trop compte de la soudaine nervosité de leur hôte, Sigrid avachie sur les coussins se mit à sourire.
« Si maître Leistung désire passer par le nord, et vous également, alors il semblerait qu’on soit destinés à faire un bout de chemin ensemble. Si la région est aussi dangereuse que vous dites, alors on peut tout à fait se soutenir l’un l’autre, non ? »
Guncha parut réfléchir.
« Vous avez bateau. Nous on bouge à pied. Non, chemin ne sera pas parfaitement pareil…
…Mais oui. On a qu’à dire qu’on fait trêve, et on peut s’entre-aider face à la Loi. Mais je dois prévenir : Ma priorité c’est de défendre ma tribu, mes gens. On est pas alliés, juste que nos ennemis sont pareils.
Si ça vous convient, on a pas besoin de se serrer la main. »
Reinhard approuva le plan par l’affirmative. Alors, malgré toute la nervosité de Guncha, la Vieille proposa à ses deux hôtes de manger un peu de pâte d’amande comme sucreries à grignoter. Puis, plus rassasiés, ils pouvaient se lever.
« Le Grand Frère peut vous faire visiter notre campement et vous présenter tout le monde, si vous le souhaitez. »
En se levant sur ses deux pattes, Reinhard put plaisamment voir que le bang ne l’avait au final pas si assommé que ça. Nul doute que son vieil âge et les drogues qu’il avait déjà consommés dans sa jeunesse lui avaient permis de profiter d’une bonne constitution. S’il eut bien quelques étoiles devant ses yeux, elles se dissipaient bien rapidement, et il lui suffit de mettre un pas devant l’autre pour remettre le nez dehors.
Le temps était toujours aussi pourri. Irmfried, en bon ex-soldat, veillait au garde-à-vous, et claqua même par réflexe les talons de ses bottes en voyant son capitaine se présenter au rapport. Sa stature droite et martiale ne put empêcher Gurbanguly de ricaner un peu dans sa barbe, ce qui lui valut un regard noir de la part du pistolier.
« Tout le monde ici se méfie des étrangers, mais la Vieille dit que vous êtes des amis qu’on doit traiter avec respect ; Tout le monde se tiendra à carreaux ici, et si vous avez besoin de quoi que ce soit, on essayera de vous le donner.
J’ose espérer que c’est réciproque ? On m’a dit que vous aviez une très belle cargaison à bord de votre navire : Beaucoup de poudre et d’arquebuses, n’est-ce pas ? »
Irmfried fronça les sourcils et se fâcha :
« C’est vrai que vos morveux ont été assez prompts à regarder notre cargaison ! Oui, on a plein d’armes à feu, des armes à feu il n’y a que ça à Nuln, on croise un armurier à chaque pâté de maison.
– Vous vous rendez pas compte d’à quel point le reste de l’Empire est pas chanceux à ce niveau : Au Stirland la plupart des soldats se battent encore avec des arcs, et de mauvaise qualité, c’est pas des longbow d’if Bretonniens ; mêmes les arbalètes sont considérées comme un luxe dans les coins des péquenots d’ici.
Oh si vous êtes jamais venus au Stirland, vous allez adorer : Rempli d’attardés et de consanguins, j’ai jamais vu un tel ramassis d’abrutis ! Au Hochland les gens sont méfiants et isolés, mais ils sont pas aussi arriérés au niveau du ciboulot qu’eux, je vous le dis ! »
Alors que les deux piaillaient, ils marchaient au milieu des tentes et de la gadoue du bivouac improvisé des Stryganis. Un enfant gambadant, pieds-nus, les braies nouées au-dessus de ses genoux pour économiser les lessives de ses parents, vint voir Gurbanguly pour se mettre à piailler dans sa langue incompréhensible juste devant lui. Le Grand Frère passa sa main dans ses cheveux, lui ébouriffa la crinière, et l’envoya au loin d’un grand geste de la main en grognant quelque chose.
« Pardonnez les mioches ; ils détestent la forêt ! D’habitude on va de ville en ville, et on les largue pour qu’ils vagabondent comme ils veulent ; Ils amusent les étrangers avec des tours, ils gagnent un peu d’argent en faisant de la musique…
– Ils volent.
– Ils volent, en effet ! Les petits larcins ça forme son homme ou sa fille ! Parfois ça leur attire des emmerdes, mais c’est pour ça que je suis leur Grand Frère à eux tous… On m’envoie dans les casernes de sergents de paix pour les faire sortir.
Souvent mon charme irrésistible suffit. Mais parfois faut admettre qu’une pièce ou deux ça aide beaucoup. »
Il fit un petit clin d’œil équivoque à Reinhard. Il fallait espérer qu’il ait remarqué comment le brave sorcier avait changé d’allure entre son entrée et sa sortie de la tente de la Vieille…
Une sorte de petite mélodie sonnait près d’une des tentes d’où le Grand Frère s’approchait. Une musique produite par un instrument à cordes, qui était étrangement familier pour un Reinhard pourtant peu cultivé. Il avait en fait déjà entendu le même style de son : dans la taverne où le mari de Valitch lui avait offert un coup à boire. Des gens étranges vêtus d’habits bien peu à la mode du Wissenland étaient à l’origine de ces bruits.
Deux femmes jouaient avec pour l’une une espèce de cithare, et un tambour à la forme d’ogive, les percussions amenant un bruit qu’on ne pouvait pas trop approcher de ceux qu’on avait l’habitude de ouïr aux festivals en l’honneur de Sigmar.
« Je vous présente Manishie et Ocán, maître Leistung ; ce sont deux sœurs. Elles n’en ont peut-être pas l’air comme ça, mais elles sont celles qui rapportent le plus de fric à toute notre caravane, tant elles sont talentueuses — elles ont déjà joué pour le Margrave Helmut Feuerbach, figurez-vous ! »
Reinhard n’avait pas la moindre idée de qui était Feuerbach, mais Irmfried sembla plaisamment étonné, donc il devait être une sorte de gros seigneur bien important.
En tout cas les deux femmes jouaient fort bien — encore que ça dépendait du goût de chacun. Elles étaient un peu âgées, au moins la quarantaine à en juger par les rides autour de leurs lèvres et sur leurs fronts. Dodues toutes les deux, et plutôt élégantes si on appréciait leurs parures et leurs robes satinées qui tranchaient beaucoup avec les frusques simples, trouées et sales des gosses qui étaient montées sur le bateau.
Un peu plus loin, Gurbanguly entraîna ses invités jusqu’à un tas de ferraille. De la vaisselle, des couverts en étain, et quelques brocs métalliques empilés autour d’un feu, qu’un jeune homme trapu, bien solide et avec un mono-sourcil lui barrant le front entretenait avec la pointe d’un tison.
« Lui c’est Iosif. Avec le vieux Saban ils servent de chiffonniers. Les gamins qui chapardent dans les villes leur ramènent un tas de trucs, et ils ont appris à s’en resservir. Saban est un ancien bijoutier, et receleur, il a de l’œil pour le toc, donc si vous croisez des petits objets de valeur il pourra vous les racheter pour un bon prix.
Iosif il est plus artisan, il aurait aimé être forgeron. On a de très mauvais outils et pas grand-chose, mais si vous avez besoin de retaper des lames, ou que vous avez la nécessité d’un établi, on peut vous les fournir — moyennant petite contribution, bien sûr. »
Une fois les présentations faites avec Iosif — Saban étant bien trop occupé dans sa tente pour dire bonjour — Gurbanguly reprit le chemin, jusqu’à s’éloigner un petit peu de la gadoue pour approcher de la bordure de la forêt. Là, se trouvait une charrette remplie de tonneaux et de sacs de toile, devant laquelle une jolie femme aux grands yeux verts était en train de fumer la pipe.
De longs cheveux entre le brun et le roux, aux nattes serties d’anneaux, un foulard au-dessus de la tête. Son visage était légèrement différent de celui des autres Stryganis ; Moins mat, plus blanc, elle avait une apparence plutôt métissée. Des siècles étaient passés depuis la perte de leur Nation ; ils avaient accueilli quantité de gens dans leurs caravanes de voyageurs, au grès de leurs déplacements.
« Je vous présente Stanka, elle a grandi à Pfeildorf alors elle parle beaucoup mieux reikspiel que moi.
– Bonjour à vous. Je ne savais pas que le capitaine du navire était aussi élégant ! Vous n’avez pas un air de marin, maître. »
Elle semblait dévorer Reinhard du regard, en le regardant de la tête aux pieds — il est vrai qu’à sa décharge il trichait un peu, et que l’illusion ne pouvait pas durer trop longtemps.
« C’est quoi un air de marin ? Demanda Sigrid avec un sourire.
– C’est moins l’apparence que l’odeur, en fait.
Vous avez envie de jeter un œil à mon fils ? »
Sigrid et Irmfried haussèrent des épaules. Stanka éteignit donc sa pipe et fit signe au trio de le suivre. Elle contourna l’énorme charrette, et là, juste devant un arbre, assis sur le sol, se tenait une espèce d’énorme animal poilu.
On aurait dit un chat — un chat qui avait quintuplé de volume. Tout doré, avec une crinière courte, il était en train de se lécher la patte. Sigrid eut un mouvement de recul, Irmfried fit les gros yeux : le pistolier exclama une imbécillité :
« Il ressemble pas aux lions sur les armoiries de chevaliers ! »
Stanka s’approcha de la grosse bête. Sans craindre ses énormes griffes qui semblaient capables de déchiqueter un homme en deux, elle vint lui grattouiller le cou.
« Il s’appelle Kaliko. Cela signifie « lendemain » dans la langue de l’Empire Strigoi.
Mais essayez de ne pas approcher trop près de lui ; Il me fait confiance, mais ce n’est pas envers tout le monde. »
Kaliko ouvrit grand la gueule, et bailla très fort, affichant son énorme mâchoire dégoulinante de salive. Alors que Sigrid avait toute hâte de le voir, voilà qu’elle faisait un pas de recul avec les gros yeux bien ouverts.
« Oh il est, heu… Grand… »
Gurbanguly ricana avec un petit sourire malicieux.
« C’est un vieux pépère. Stanka s’occupe de lui depuis qu’il est lionceau.
Impressionnant à voir en vrai, hein ?
Pourquoi vous demanderiez pas au reste de votre équipage de descendre ? Ce soir on peut vous offrir à tous le repas ! »
Deux jours plus tard.
Le temps s’était gâté. L’automne était à présent définitivement entamé. Heidemarie avait remarqué que c’était bientôt le jour du Mitterherbst, l’équinoxe d’automne, et qu’il y aurait sans doute des réjouissances envers le couple de Taal et de Rhya pour les honorer. Difficile à dire : c’était un moment qui s’était passé sans qu’ils aient croisé le moindre village civilisé.
Le Stirland sauvage de la forêt de Nattern se déployait devant eux. Une canopée qui recouvrait des fleuves qui prenaient petit à petit l’apparence de ruisseaux. Tant qu’ils voyageaient sur le Reik, l’interlope n’avait aucun souci à naviguer — c’était grand, large, entretenu, avec un courant descendant. Mais la donne avait changé. À présent, le conducteur du navire était à cran, les mains serrant fort la barre, l’ensablement risqué à chaque instant, et les bonhommes du navire rouspétés tous les quarts d’heure pour qu’ils se démènent à bouger les filets et les voiles qu’il fallait parfois rentrer.
Les Stryganis prenaient un chemin de terre à travers les marais, tandis que Reinhard et sa bande étaient forcés de suivre le cours de l’eau. Fort heureusement, les Stryganis avaient des chevaux ; Irmfried n’avait pas pu s’empêcher de faire remarquer à voix haute qu’en plus d’être adultères et indisciplinés, ils étaient en effet un peuple de voleurs de bétail. Deux cavaliers, des hommes d’âge mûr nommés Kosma et Basil, s’occupaient donc de jouer les éclaireurs. Il leur arrivait, à chaque soirée, de venir trouver Reinhard pour le mettre au courant de ce qui l’attendrait plus tard. Visiblement, les Stryganis avaient décidé d’être très volontaires et serviables envers l’équipage du Pellagra. Loin de s’en réjouir, l’Interlope et Irmfried faisaient une tête d’enterrement, les deux jurant que ces nomades n’offraient jamais rien gratuitement, et qu’ils comptaient bien se rétribuer pour tous ces efforts.
Ce cynisme n’était pas partagé par Sigrid et Heidemarie. Les deux jeunes femmes trouvaient plutôt les gitans charmants, et une aide bien utile dans cette province qu’ils ne connaissaient pas. Il était rare pour des gens du mauvais côté de la loi de pouvoir compter sur des camarades. Sans cartes, sans guide local, il fallait bien se débrouiller pour trouver un moyen de rejoindre le Styr, ce qui était en tout cas l’objectif clairement affiché par les dévots des vampires.
En l’absence d’une auberge-relais, donc, le Pellagra faisait halte la nuit directement sur l’eau, sans s’approcher des bords, de crainte de se retrouver bloqués. Heureusement, la voie qu’ils prenaient ne semblait pas empruntée par d’autres navires. Loin d’être une chance, l’Interlope mettait en garde que c’était sans doute une preuve qu’ils s’enfonçaient dans un coin dangereux. La saison commerciale n’était pas encore terminée, pas avant l’hiver et ses premiers flocons, ils auraient dû donc logiquement tomber sur d’autres êtres humains. Leur seul autre contact de ces deux prochains jours furent un charron et sa fille qui coupaient sauvagement du bois. Heidemarie leur acheta quelques bûches en échange d’une toise de toile, pas l’affaire du siècle.
Et pendant tout ce temps, Reinhard continuait de pourvoir son office ; Tous les soirs, il priait et rendait hommage à Nurgle. Versait dans l’eau un peu de bile noire. Soufflait dans l’air quelques poussières contaminées — mais c’était assez vain, il n’y avait pas grand-chose pour que les épidémies prennent racine. Comme il l’avait déjà remarqué, les choses étaient plus simples dans une Nuln grouillante de vie, où chaque puits, chaque toilette sèche, chaque lavoir était l’occasion de transmettre mycoses et bactéries. La forêt de Nattern avait beau être grouillante de vie, elle avait du mal à être atteinte par le Grand Pestilent.
Mais la chance allait peut-être tourner aujourd’hui, car au loin, sur le chemin du maigre ruisseau, se tenait un grand clocher d’une église. Sûrement un Temple. Au loin, la flèche n’avait rien de très impressionnant ; jolie structure, mais crénelée et à la toiture en mauvais état. Peut-être que des gens vivaient ici, mais pas des gens riches. Ils n’auraient qu’à voir plus tard s’il était risqué d’y faire halte ou non. Personne sur le navire ne savait exactement où ils étaient, ou comment ce bled se nommait.
Alors que Reinhard jouait aux cartes avec Heidemarie, Irmfried allait le trouver en portant son arquebuse à la main.
« Sire Coësre, on a peut-être un gros problème ;
Y a des putains de cavaliers qui approchent, et c’est pas les deux Stryganis. »
Reinhard se leva avec la noble, tandis que Irmfried restait en arrière près de la cabine — il expliqua ne pas vouloir alerter les gens à cheval quant à la présence d’un guerrier portant une grosse pétoire dans le coin. Des fois qu’il fallait se bagarrer.
Atteignant donc le bout de la proue de la cogue, Reinhard aperçut en effet des gros poneys, vilains percherons grisâtres ou alezan, qui cavalaient les pattes dans l’eau.
Trois hommes les chevauchaient.
Ils portaient de gros manteaux noirs. Des masques qui recouvraient leurs visages. L’un d’eux franchit le bras de mer à toute vitesse, l’eau n’était pas trop profonde, même si elle atteint l’encolure du cheval. Les deux autres restaient sur la gauche, et l’un d’eux, sans doute le chef, fit un grand signe de la main et cria pour se faire entendre :
« Holà, messieurs ! Pas commun de croiser un gros bateau comme le vôtre par ici !
Vous venez d’où comme ça, vous êtes perdus ?! »
Le navire ne s’était pas arrêté. Mais les cavaliers le suivaient au pas. Le chef sembla épier les voiles, avant de ricaner :
« Si vous avez besoin d’aide pour naviguer ou vous repérer, on peut vous donner un coup de main !
Par contre, je me dois de vous prévenir, y a un tonlieu à verser pour continuer par ici ! Qu’est-ce que vous transportez ?! »
Se postant à côté de Reinhard, Heidemarie chuchota quelque chose.
« Ils sont polis, mais ça se voit que c’est des putains de brigands…
Tu veux que je prévienne Sigrid et les autres de se préparer à les faire décamper ? »