De temps à autre les gardes de l'auberge, sans doute des mercenaires locaux à juger par leur accent, parcouraient le dédale de corps mouvant pour s'enquérir des potentiels blessés ou mourants et essayer de garder en éveil les hommes valides, surtout ceux avec des armes. A ce titre, l'expédition des frères Jürker fût souvent dérangée et Piero entendit un nombre incalculable de fois:
-"Surtout, tenez votre arme à portée, hein!"
Pourtant rien ne présageait quoique ce soit. Les chiens continuaient d'aboyer tout leur saoul, les gens jouaient aux dés et aux osselets ou bavardaient à voix basse. La nuit commençait à tomber réellement mais encore une fois aucun repos: les gardes réveillaient les hommes endormis, les maintenant entre deux états. Nerveusement les mercenaires observaient les nuages noirs qui dissimulaient toute lumière et les bois environnant. Dans l'auberge, les insomniaques priaient Morr en boucle et les moins pieux eux-mêmes murmuraient des incantations à destination du Grand Passeur. Ces paroles murmuraient ne suffisaient pas malgré tout à surpasser le silence irréel qui s'était emparé du lieu alors que minuit sonnait. Une chape de plomb avait chue sur le monde des vivants et même les chouettes, hiboux et autres nocturnes ne sifflaient plus. Ne survivait plus que le crépitement des nombreuses torches placées sur les murs ou dans des braseros, peinant à fournir une lueur plus forte que celle d'une bougie.
Et soudain des cris de terreur dans la nuit.
Venant de toute la forêt, parcourant les cieux noirs, des hurlements où se mêlaient la peur et la souffrance. Les dormeurs se réveillèrent en sursaut, les chiens jappèrent de panique, les chevaux hennissaient et tentaient de briser leurs cordes. Un garde sur le mur observa la nuit et lança au hasard une torche qui se planta dans la neige. Ses yeux s'exorbitèrent alors, une expression terrible s'empara de ses traits et il se retourna pour hurler:
-"A L'AIDE! NOUS SOMMES ATTAQUÉS!"
Les cris extérieurs amplifiaient et s'approchaient alors que les hommes valides montaient au créneau ou se massaient devant la porte. Piero, lui, attrapa pistolet et sabre pour se jeter sur les remparts et faire face aux horreurs qui arrivaient. Il n'était pas prêt.
Devant lui s'étendaient une mer de figures pâles, spectrales, flottant lentement avec des visages torturés vers les murs où la chaleur de la vie les attirait. Des formes fantomatiques, s'articulant en des angles impossibles, défiant toute logique dans leur déplacement. Une marée macabre qui avançait à basse vitesse, protégeant de leurs voiles translucides des horreurs bien plus physiques, comme ces cadavres ambulants qui boitaient les bras tendus vers les âmes des mortels.
Il observa ses alentours et constata qu'il était séparé du groupe, ressentant soudain une immense solitude alors qu'il se tenait entouré d'une foule d'inconnus. Quelques flèches volaient déjà vers les rangs des morts, sans être capables de les arrêter à outre-mesure. Les spectres étaient traversés sans même devoir ralentir et les zombies encaissaient les chocs sans peine. Finalement la marée des morts parvint au bas des murs et des dizaines de mains cadavériques grattèrent le bois. Pendant un instant on souffla: ces bêtes étaient idiotes et même si elles cognaient dans la porte elles y laisseraient des membres. C'était sans compter les fantômes éthérés qui volèrent bientôt à la rencontre des défenseurs voire même traversèrent les défenses pour atteindre directement femmes et enfants, lesquelles hurlèrent de terreur en observant ces abominations émerger dans leur sûreté. C'est alors que Piero croisa les orbites vides d'un homme en haillons qui flottaient vers lui, la mâchoire brisée et les dents déchaussées, le nez absent et le tout dans un nuage bleu pâle écoeurant. Ce spectre venait pour lui, il venait le chercher.