- "Vos paroles sont pleines de sens, mon cousin." dit Falco en inclinant la tête, un coude posé sur le dossier de son siège, son verre de vin en main. "Je vous remercie mille fois pour ces nouvelles, et je suis heureux de vous savoir à mon côté car votre science nous sera précieuse dans les temps qui suivront. Aussi, je salue votre dévouement et votre renoncement. Mon oreille vous sera attentive, toujours, cela je vous le jure." Il s'avança au rebord de son siège et saisit les mains d'Anton entre les siennes, blanches et ornées de bagues. "Je nous crois amis maintenant et je place ma confiance en vous. Ensemble nous ferons de cette terre une terre libre, habitée par un peuple libre. La route que nous allons emprunter vous et moi est tortueuse mais juste. Et les dieux sourient à ceux dont l'entreprise est juste. Je me fie à votre jugement et j'agirais selon ce que vous pensez pertinent. Pour l'heure, à moi la gloire et à vous les manigances." glissa-t-il enfin non sans un sourire facétieux avant de boire une gorgée de vin. "Et n'ayez crainte concernant mon rôle dans notre association. Je suis né pour rayonner, j'ai été élevé et éduqué pour cela. C'est ce que je sais faire de mieux. Si notre peuple a besoin d'un héros, ce héros ne sera autre que moi."
De cela, il n'y avait pas à douter. Falco était un jeune homme beau et bien fait. Princier et détaché, il dégageait pourtant cette aura de fascination dont le peuple raffolait tant. Son maintien, ses gestes, ses regards lents et profonds ... Il avait tous les attraits des paladins glorieux et intrépides qui peuplaient le folklore impérial.
Le jeune homme se leva et raccompagna son cousin à l'intérieur de l'appartement. Là, il lui demanda de lui faire parvenir ses instructions et recommandations par écrit, lui donna sa bénédiction pour la session du Conseil à venir et le salua chaudement. L'éloquence d'Anton semblait avoir placé Falco sous son entière confiance, mais il était sûrement trop tôt pour savoir si le prince tiléen était déjà aveuglé par la perspective de se couvrir de gloire et de l'amour du peuple ou si il déplaçait lui-même ses pions en parallèle de ceux du baron de Terre-Noire.
Anton quitta la suite du prince, passa entre les deux chevaliers ornés de crinières de fauves qui gardaient l'entrée et s'engagea dans le grand escalier de marbre. Il descendait les marches quatre à quatre lorsque quelqu'un le rappela derrière lui. C'était le père Benito qui s'approcha à sa hauteur. Il avait un sourire bienveillant, mais son regard était celui d'un homme rusé et la cicatrice qui lui barrait la gauche du visage laissait imaginer bien des choses quant à son parcours.
- "Le soutien que vous apportez aux prétention du prince Falco est grandement apprécié, Herr Adeldoch." dit l'ecclésiastique à voix basse. "Sachez que l'Ordre de l'Aigle est profondément intéressé par les événements qui se déroulent dans le Sudenland. Sa Grâce Lorenzo di Marco se juge prêt à fournir bien des efforts pour le bien du culte et de ses fidèles." Le père Benito marqua une pause pour laisser son sous-entendu former des pensées concrètes dans l'esprit d'Anton. "Je vous prie de considérer cette nouvelle avec la plus grande attention car j'ai la certitude que nous partageons des intérêts communs. Il peut être imprudent de se passer d'alliés en ces temps troublés. Si vous souhaitez vous entretenir sur ce sujet plus avant, adressez un pli au temple de Myrmidia, dans le Sollhafen."
Ces noms n'étaient pas inconnus d'Anton. De part ses voyages en Tilée il avait une connaissance beaucoup plus pointue du culte de Myrmidia que la grande majorité de ses compatriotes impériaux. La plupart de ces derniers considéraient la déesse comme une figure essentiellement guerrière et vengeresse, figure par ailleurs déjà occupée par Sigmar et Ulric. Les rares fidèles impériaux de Myrmida étaient vus, pour beaucoup, comme des nobles rêveurs en quête d'exotisme ou des intellectuels désabusés. Ne l'appelait-on pas "la Déesse des Officiers" ? Qui plus est, ses statues à la limite de l'indécence choquaient les mœurs des plus conservateurs. Tous ces éléments convergeaient pour faire du culte de Myrmidia un culte mineur, voir inexistant dans les provinces du Nord de l'Empire. Pourtant, Myrmidia était peut être la figure divine la plus vénérée du Vieux Monde. L'Estalie et la Tilée lui étaient entièrement dévouées et on invoquait son nom à chaque instant du quotidien. Ses préceptes pleins de sagesse et de bon sens étaient applicables à chaque aspect de la vie, pour l'agriculteur comme pour l'artiste, pour le marchand comme pour le soldat.
Cependant, Myrmidia pouvait compter de plus en plus d'adeptes dans le Sud de l'Empire, notamment après la grande Tempête du Chaos et les terribles dévastations qu'elle avait entraînée. Pour certains, et sans qu'ils ne se l'avouent, Sigmar s’était révélé trop faible pour tenir les Puissances de la Ruine à distance et qui plus est son culte était secoué par des querelles incessantes. Ulric, trop brutal, était de moins en moins bien accepté par la classe moyenne urbaine en plein développement. Les soldats voyaient en Myrmidia une présence capable de raffermir réellement les cœurs et d'encourager les vertueux pour qu’ils anéantissent leurs ennemis. Elle était l’art et la science de la guerre, là où Sigmar et Ulric n'étaient que la force du combat et la furie de la bataille. Le bain de sang qui avait suivi la terrible invasion venue du Nord avait profondément marqué les survivants, dont certains préféraient désormais se tourner vers d'habiles stratégies ou des moyens d'éviter les conflits inutiles. En effet, peu d'hommes se délectaient des horreurs de la guerre après les avoir connues. Les ulricains et les sigmarites les plus exaltés y voyaient de la lâcheté. Les myrmidéens n’y voyaient que de la circonspection.
Myrmidia gagnait aussi en popularité auprès des femmes dont les fils et les maris étaient à la guerre. Elles priaient la déesse pour que celle-ci inspire des choix judicieux aux officiers dans l’espoir que cela permette aux êtres qui leur étaient chers de survivre. Un adage désormais répandu disait d'ailleurs "Sigmar vous conduit à la guerre, mais c’est Myrmidia qui vous permet d’en revenir." Les femmes avaient également le sentiment que Myrmidia, en tant que femme elle-même, était mieux à même de comprendre les craintes et les peines qu’elles ressentaient pour leurs hommes. Ces croyances étaient ouvertement désapprouvées par le culte de Sigmar.
Pour ce qui était de l'Ordre de l'Aigle, Anton le connaissait comme étant l'un des ordres les plus importants et les plus influents du culte de la déesse guerrière. La majorité des membres du clergé en faisaient partie et son organisation suivait une hiérarchie militaire dans la plus pure tradition myrmidéenne. Lorenzo di Marco était celui que l'on appelait l'Aigle du Nord, basé à Nuln et en charge de la l'administration de l'ordre dans l'Empire et au Kislev. Aussi mineur soit le culte de Myrmidia dans ces contrées, Lorenzo di Marco était certainement un personnage très puissant et influent.
Il était temps pour Anton de se rendre à la Maison du Chêne pour assister à la seconde session du Conseil des Pairs. Le baron descendit ce qu'il restait des marches et s'avança dans le hall d'entrée luxueux de l'auberge. Ses bottes claquaient sur les dalles en pierre vernie tandis que le tapage provenant de la Schloss Strasse lui arrivait déjà aux oreilles. Il passa le portail du Siège Doré et se retrouva immédiatement plongé dans une foule dense et bruyante. Ce soir là avaient lieu les très attendues et dernières festivités du 18 Sigmarzeit, date qui marquait le début de l'été. La fête et les prières devaient bientôt atteindre leur paroxysme avec la grande messe de l'Ascension qui allait être célébrée devant un essaim compact de fidèles sur le parvis l'église de Sigmar. Des centaines de milliers de personnes à travers l'Empire allaient prier au même instant, s'agenouillant côte à côte pour glorifier le jour où le protecteur de la nation accéda au statut de dieu immortel. La grande majorité de ces pieux citoyens allaient ensuite festoyer, s'ennivrer et danser jusqu'à tomber de fatigue pour, le lendemain, regretter d'avoir trop bu la veille.
La perspective d'une telle fête pressait les légions de pèlerins et de passants à se masser dans les rues. On se disputait les meilleures places où on allait ensuite attendre des heures sous un soleil de plomb pour être sûr de ne rien rater de la messe et de la procession qui, ce soir, ferait le tour de la ville. Des ménestrels jouaient à chaque coin de rue, des cercle de danse tournaient sans s'arrêter, des enfants de choeur formaient de pieuses chorales ça et là, chantant les louanges du glorieux Sigmar. Le soleil dardait ses rayons cruels sur cet agglomérat grouillant d'êtres humains, faisant couler les humeurs à grosse goutte sur les fronts. Des vendeurs ambulants essayaient de se frayer un chemin dans la cohue, beuglant les prix de leurs saucisses à la couenne et de leurs gobelets de bière. De nombreux arsouilles avaient commencé la fête avant l'heure et titubaient déjà. L'ébriété s'ajoutait à l'euphorie fébrile que dégageaient de telles masses humaines lorsqu'elles étaient dans l'attente de quelque grand événement. La chaleur n'arrangeait rien à tout cela. Elle faisait au contraire tourner les esprits et rendait cette marée humaine d'autant plus suffocante. Enfin, Anton remarqua la présence de nombreux gardes qui patrouillaient par deux ou trois parmi la foule. Les événements de la matinée avaient du inciter la Marte à renforcer la sécurité en ville. Plus loin, il apercevait l'Alttorplatz grouillante de monde, d'estrades où se produisaient saltimbanques et montreurs d'ours kislévites et de condamnés à des peines légères que l'on graciait devant le peuple en ce jour saint.
Le baron prit son courage à deux mains et s'enfonçant dans cet amas de chair bouillonante. La Maison du Chêne n'était pas bien loin et Anton n'avait qu'à parcourir une soixentaine de mètres pour pouvoir bifurquer dans une ruelle plus calme. C'était sans compter sur les hordes qui l'entouraient et qui étaient si compactes qu'elles le compressaient comme un linge. Il était l'esclave des mouvements et des flux du nombre et ne pouvait se déplacer qu'à leurs dépends. Les vagues et les contre-courrants se bousculaient entre eux, la chaleur était harassante. Les odeurs de sueur, de pisse et de crasse que dégageait la foule de pèlerins montaient au nez du châtelain de Terre-Noire et lui piquaient les yeux. Il commençait lui même à suer fortement. Ses mains devenaient moites à mesure que des vagues de chaleur montaient en lui tandis qu'il avançait laborieusement dans la cohue, pas après pas, mètre après mètre. Le soleil lui tappait sans pitié sur le crâne. Bientôt ses oreilles se mirent à siffler et sa vision se brouilla étrangement. Il se sentit défaillir et du s'appuyer sur une borne en pierre pour ne pas choir. Le vacarme qui régnait autour de lui était comme étouffé et les gens semblaient s'animer de manière saccadée. Anton avait l'impression d'être complètement ivre et se retrouvait sans repères, la tête lourde, le cou faible et le regard ahuri. On lui tendit un gobelet d'eau. Quelqu'un -une femme à en croire la voix- lui conseilla de faire un don au temple de Shallya pour se prévenir contre l'anémie. Un enfant des rues profita de son malaise pour lui faire la bourse.
Anton revenait peu à peu à lui lorsqu'un garde du guet le reconnu au milieu du petit cercle de curieux qui s'était formé autour du lui. Il l'aida à se redresser tandis que son collègue écartait la foule et les deux hommes escortèrent le noble jusque dans l'ombre fraîche d'une ruelle adjacente, le sauvant de la Schloss Strasse et de son délire ennivré. Anton se vit offrir une outre d'eau pour se désaltérer et reprendre ses esprits. Les gardes attendirent patiemment que le baron se redresse avant de le gratifier d'un salut militaire. L'un d'eux ferma le poing et le leva à hauteur de son épaule.
- "Sudenland libre." murmura-t-il avant de disposer.
Les deux patrouilleurs s'engouffrèrent à nouveau dans la foule qui serpentait sous le soleil cuisant et disparurent de la vue d'Anton. Ce dernier reconnu la ruelle et la remonta vers la Maison du Chêne, décidé à ne pas perdre une seconde de plus.
Il arriva finalement à destination et passa dans la traboule, franchit la cour intérieure sous l'ombre du grand chêne et pénétra dans le bâtiment principal. Le hall d'entrée et le couloir aux portraits étaient vides, aussi le baron les traversa-t-il en toute hâte et monta les marches quatre à quatre jusqu'à l'antichambre de la Salle des Entiers. Otto von Ingelfingen et Lothar von Ülmer attendaient leur complice. La grande porte de la salle de réunion était fermée mais Anton pouvait entendre les discussions étouffées des autres pairs qui attendaient les trois nobles des contreforts pour commencer.
Otto semblait légèrement anxieux à l'idée de proposer l'ordonnance orchestrée par Anton. Bien qu'il soit favorable à l'indépendance et ami intime de ceux qui la défendaient – comme feu le père d'Anton - le baron de Mendelhof n'avait jamais pris de position tranchée dans la politique du Sudenland. Il avait cependant accepté d'introduire la proposition au Conseil des Pairs, voyant probablement là une occasion opportune de faire avancer une cause qu'il croyait juste. Anton connaissait cet homme depuis toujours et se rappelait de lui et de Lothar en train de festoyer dans la salle de banquet de Terre-Noire en compagnie de son père quand ils rentraient de la chasse au sanglier. Otto était un homme honnête et honorable et peut-être était-il temps pour lui d'assumer pleinement ses devoirs et ses responsabilités en tant que noble du Sudenland. Il révisa rapidement le texte en compagnie d'Anton pour être certain de ne pas faire d'erreur au moment venu tandis que Lothar faisait les cent pas dans l'antichambre en ruminant dans sa grosse barbe, mains derrière le dos. Devoir assister à une nouvelle session du Conseil semblait contrarier Von Ülmer au plus haut point, lui qui avait un caractère orageux et qui n'aimait rien moins que les "bavasseries de ces poltrons qui pètent dans la soie", comme il ne manquait jamais de souligner. Il fit cependant savoir à Anton qu'il avait eu le temps de "s'entretenir" rapidement avec Alexander von der Goltz comme le lui avait soufflé Lazarus, qui était passé à la Maison du Chêne en coup de vent. Il fut temps de faire son entrée en scène et Otto se lissa une dernière fois les moustaches en serrant son script dans une main tandis que Lothar ouvrait la grande porte en poussant un juron à voix basse.
Tous les regards se posèrent sur le trio qui entra dans la Salle des Entiers pour aller s'installer en bout de table comme à son habitude. Le Conseil des Pairs était désormais au complet. Comme à l'ordinaire, le Secrétaire Privé Franz Walsinheim représentait officiellement l'autorité et les intérêts de la Grande-Baronne Etelka Toppenheimer qui n'avait pas mis les pieds dans cette pièce depuis plus de deux ans à ce jour. A sa droite, un vicaire du temple de Sigmar qui représentait le Grand Lecteur Loïk Birkenfeld, ce dernier étant fort occupé par les préparatifs de la messe à venir. A sa gauche le Père Max, sa toge grise et son air austère. Venaient ensuite l'ambassadeur nain, les maîtres de guilde et enfin les aristocrates. Les autres personnes présentes dans la salle faisaient partie du personnel : deux hallebardiers du Guet, le vieux scribe et son pupitre encombré, un serviteur chargé de servir les collations et, bien entendu, le Geheimwächter, l'officier de la police secrète de la Comtesse Electrice Emmanuelle von Liebwitz qui était accoudé silencieusement à son bureau d'angle.
Après une courte prière adressée à Sigmar en ce jour saint, Franz Walsinheim déclara la deuxième et dernière session du Conseil des Pairs du Sigmarzeit ouverte. Avant que quiconque n'intervienne avec quelque doléance intéressée ou délibération insipide, Otto von Ingelfingen demanda la parole. Le Secrétaire Privé la lui accorda, l'air légèrement surpris, et le baron de Mendelhof déplia ses notes. Ses mains usées tremblaient suffisament peu pour que seuls Anton et Lothar puissent s'en apercevoir. Otto fit une lecture scrupuleuse, s'exprima d'une voix forte qui se voulait pleine de conviction et réalisa l'exploit de ne buter sur aucun mot malgré l'écriture saccadée d'Anton. Il n'y eut aucun murmure tandis qu'il lisait et le baron de Terre Noire pouvait se délecter de l'évolution qu'offrait le visage de Franz Walsinheim. Narquois tout d'abord, le Secrétaire Privé sembla ensuite surpris par le manque de réaction des pairs. Ses traits finirent figés dans une expression d'effarement total lorsqu'Otto termina la lecture de l'ordonnance proposée et amendée selon les exigences discrètes de chacun. Walsinheim toussa dans son poing et se reprit.
- "Mh, très bien. Nous allons donc procéder à un vote formel comme le demande le protocole." annonça-t-il sans conviction. "Qui est contre ?"
Il leva la main, immédiatement imité par le vicaire qui avait certainement reçu la commande claire de s'aligner avec le Secretéraire quel que soit le sujet débattu. Cette fois, le manque de mobilisation ne sembla pas le frapper. C'était une tradition tenace au Conseil des Pairs que de s'abstenir, ce qui était probablement la raison pour laquelle cette assemblée était si stérile. On s'abstenait parce qu'on était corrompu, on s'abstenait par peur des représailles, on s'abstenait par engagement politique ou, principalement, on s'abstenait par pure indifférence. Walsinheim fit un tour de table du regard et hocha la tête d'un air entendu.
- "Qui est pour ?"
Anton, Lothar et Otto levèrent la main immédiatement. Jusque là, rien d'étonnant. Mais peu à peu, d'autres mains se levèrent. Celle sèche et franche de Dietrich Eberwald, le maître de la Guilde des Tanneurs. Celle rugueuse de Nôrund Noircharbon, l'ambassadeur des royaumes nains. Celles complices et potelées de Herman Zedder et Orel Stadtmüller, maîtres respectivement de la Guilde des Tailleurs et Tisserands et de la Guilde des Cordonniers. En même temps se levaient la main de Jan Möbius le délégué de la Maison des Guildes et celle, plus hésitante, de Gunther Korb le tanneur. Du côté des nobles, Alexander von der Goltz craqua en premier et leva la main avec un air meurtris, essayant d'éviter le regard de Walsinheim comme celui de Lothar. Hans von Bulöw suivit d'un geste coupable, cédant à l'âpat du gain promis par Anton. Puis se fut le jeune Frédéric von Wrangel qui leva la main, adressant un regard de conivence juvénile au baron de Terre-Noire. Plus formidable encore, Ernest "le Noir" de Lippe leva la main en dernier non sans se départir de son air sinistre.
Anton et ses comparses remportaient le vote avec treize voix contre deux et deux abstentions. Le moment était fantastique, irréel, car pour la première fois depuis longtemps les indépendantistes venaient de forcer la Marte à s'incliner.
Gerechtfeld, auberge du Renard et du Chien
- "HA ! Je ne saurai pas dire ce qui est le mieux ! Que cette ânerie de Conseil soit enfin terminée ou bien la tête de ce crétin de Walsinheim ! Il était plus rouge qu'un joueur d'épée de Carroburg !" s'esclaffa Lothar avec sa grosse voix avant coller une bonne tape dans le dos d'Anton et de tremper les moustaches dans sa sixième chope de bière.
La soirée était déjà bien avancée et les festivités battaient leur plein. L'auberge était pleine de clients qui préféraient célébrer le jour saint loin de l'agitation de Pfeildorf. Des ménestrels jouaient, on battait les tambours, on dansait, on s’enivrait et on chantait à s'en faire crever les poumons. De temps à autres, on entendait une grande détonation et le ciel s'illuminait de rouge ou de jaune grâce aux artificiers qui faisaient feu depuis le sommet de l'Alderhorst, en ville.
Anton avait gagné son pari. L'ordonnance avait été ratifiée selon les conditions prévues avec les autres pairs. Les estimations de Jan Möbius s'étaient avérées justes et les caisses de l'indépendance allaient de remplir de deux mille marks d'or, une somme considérable qui allait permettre de financer bien des choses. Le vicomte Erwin-Kleist von Nollendorf s'était adressé à Anton à la sortie du Conseil pour répondre au courrier que lui avait remis Lazarus. Il l'avait remercié pour son approche et ses compliments et justifia son abstention par un manque de conviction concernant la question pécuniaire. Le fait que sa femme soit elle-même l'héritière d'une riche dynastie marchande de Remas ne fut pas abordé mais n'était peut-être pas totalement étranger à sa ligne de conduite lors du Conseil. Erwin-Kleist se dit cependant touché par les considérations du baron de Terre-Noire et l'invita à lui rendre visite dans son manoir de Hausern si il lui venait un jour l'envie de discuter de la Tilée ou de lettres sudenlandaises autour d'un verre de vin.
Mais pour l'heure, les esprits étaient à la fête et non aux affaires politiques. Anton était attablé avec Otto, Lothar et les deux fils de ce dernier, Karl et Ludwig. La bière montait à la tête de chacun et lorsque quelqu'un au fond de la pièce entonna les premiers vers de la Complainte du Solland dans un moment de mélancolie ivre et émue, toute la salle reprit en cœur tandis qu'on battait les tambours plus forts encore.
"Le soleil lui-même point ne brille
La lande s'est tue sous la lune..."