Le monstre hurla dans le blizzard et se précipita sur le templier en fissurant la glace sous la fureur de ses bonds. Il fut sur Geralt en un instant mais ce dernier, sa lame neuve au clair, l’attendait de pied ferme malgré le froid qui engourdissait ses membres. Les mâchoires claquèrent à quelques centimètres de son visage, le crochet osseux d’une extrémité d’aile manqua de lui emporter la gorge mais l’ancien chevalier se faufila entre les coups de la bête jusqu’à se rapprocher de sa tête et de frapper un coup aussi puissant que rapide. L’acier elfe fendit l’air puis le cartilage de l’horrible créature, tranchant à la base de l’un des deux pavillons lui servant d’oreille. L’appendice tomba mollement sur la glace avec des gerbes de sang et l’hideuse chauve-souris géante siffla de plus belle, reculant même en se contorsionnant de douleur. Mais elle ne laissa aucun répit à sa proie malmenée par le lëd et se retourna avec un grondement sourd pour se jeter sur le Loup Blanc. Cette fois impossible pour ce dernier s’esquiver le coup d’aile qui le faucha et le balança au sol où son front heurta méchamment la glace avant qu’il ne sente les crocs du Démon de Givre se planter dans sa cuisse et le secouer dans tous les sens comme un fétu de paille. Les pointes acérées s’enfonçaient profondément dans sa chair malgré ses jambières en ithilmar et il balaya la neige avec ses bras avant d’être jeté un mètre plus loin et de retomber lourdement, mais la bête bondissait à sa suite dans lui laisser de répit. La glace de la rivière, sous eux, se fissurait et gémissait de plus belle, de grosses bulles remontant du fond noir d’encre comme si ils voulaient s’échapper par les lézardes qui se formaient par à-coups.
Mais alors qu’il se redressait tant bien que mal, Geralt discerna plus précisément un chariot dans la tempête, et sa grappe de chiens qui galopaient devant. A l’arrière, on, devinait la grande cape de Sorova et le bout lumineux de son bâton qui crépitait d’une lueur bleue. Elle se préparait à lancer un nouveau sortilège, faisant tourner l’attelage autour du combat tandis que le second traineau n’était pas en vue.
La bête fondait sur lui en poussant un rugissement suraigu et le templier, aussitôt sur ses pieds, décrocha une petite fiole à sa ceinture et la lança droit devant lui. Le verre se brisa sur la glace au même instant où un éclair aveuglant illumina brièvement le cœur du lëd en même temps que la face du monstre qui eut un mouvement de recul. Un éclair de glace fusa au même instant à travers la tempête et se figea dans son encolure avec une gerbe de sang tandis que Geralt courrait pour sa vie et que le traineau fonçait dans sa direction. Bientôt, l’ancien Chevalier-Corbeau se retrouva à nouveau sous le couvert du sortilège protecteur de la Sorcière de Glace et l’impitoyable morsure du froid se faisait moins vicieuse.
- « Prestement, étranger ! » lui lança-t-elle comme on claque un fouet tandis qu’elle ne le regardait même pas, son regard bleu acier fixé sur le Démon de Givre qui s’ébrouait pour reprendre sa course bondissante.
Le conducteur ungol fit arrêter ses chiens d’un ordre et les pattes glissèrent sur la glace tandis qu’ils aboyaient nerveusement puis l’homme au visage caché dans sa capuche tandis la main à Geralt pour l’aider à monter sur le traineau tandis que Sorova de Kazir, à l’arrière, pointait son bâton enchanté droit devant elle en incantant d’une voix sourde. Le cristal se mit à briller et capter la glace contenue dans l’air tout autour qu’il matérialisa en un nouveau vireton brillant qui fila dans l’air à l’allure d’une balle pour se ficher dans la fourrure du monstre. Ce dernier hurla à la bord et se cabra pour battre de ses grandes ailes et bondir une dernière fois sur sa proie en espérant l’emporter avec lui.
Sorova attrapa l’épaule du conducteur ungol et lui hurla de sortir de là. Ce dernier cria sur ses chiens qui s’élancèrent mais le traineau ne démarra pas assez vite pour éviter que l’immense Démon de Givre ne s’abatte juste à côté d’eux. La glace qui servait de plancher se brisa sous l’impact avec un grondement effroyable et des gerbes d’eau glacée montèrent comme des vagues tandis que la bête et le traineaux sombraient tous deux dans la rivière, emportant sorcière, chevalier, conducteurs et chiens. La dernière chose que vit le templier de Mórr furent les ballots de voyage, un pan d’aile de monstre et la cape de Sorova qui s’enfonçaient dans l’eau en même temps que lui avant que les profondeurs ne l’engloutissent entièrement.
Musique
Geralt marchait dans la grande étendue glacée, éperdument seul. Depuis combien de temps arpentait-il ainsi ce paysage désolé et sans vie ? Impossible de le dire. Était-il perdu dans le Val Gris pour l’éternité, condamné par le Grand Veilleur pour avoir échoué à mener sa dernière quête ? Était-il seulement mort, ou tout cela n’était-il qu’un rêve dont il ne devait jamais se réveiller ? Un vent froid soulevait sa cape saupoudrée de flocons et ses pas produisaient un son feutré lorsqu’ils écrasaient la mince couche de neige. Tout autour de lui régnait seulement le silence, d’un bout à l’autre du morne horizon. Celui qui avait été templier, sectateur, réprouvé, champion de Mórr, il errait désormais dans ce désert tel une âme en peine, prisonnier, oublié de tous.
Ou c’est du moins ce qu’il avait cru tout ce temps, car le croassement d’un corbeau fila dans l’air et un gros oiseau noir d’encre aux reflets bleus passa non loin au-dessus de lui avant de venir se poser sur un rocher non loin. Geralt cru reconnaître son vieil ami qui le regardait en penchant la tête de côté, fixant sur lui les billes sombres qui lui servaient d’yeux. Mais dans une fumée opaque, le corbeau se changea soudainement en un vieillard en robes noires, le dos courbé et le visage caché par une capuche à pointe. Il s’appuyait sur une faux de paysan et faisait face au templier errant. Si ce dernier l’approchait, alors le vieillard abaissait la tête de sa faux vers l’avant. Geralt comprenait alors qu’il devait continuer d’avancer et lorsqu’il regarda dans l’ombre de cette capuche, il su qu’il était en présence de Mórr en personne.
Le réprouvé marcha sous les yeux du Grand Veilleur. Lui qui n’était rien, qui n’était personne, peut-être né dans une ruelle sordide, recueilli par un chevalier, élevé à l’abbaye de Siegfriedhof pour devenir une arme, lui qui avait traversé une vie tumultueuse aussi remplie d’honneur que de disgrâce, voilà qu’il marchait sous les yeux de sa divinité tutélaire. Mais pas seulement, car un grondement éloigné lui fit tourner la tête. Il vit un ours blanc au loin, et bien que les distances ne veuillent plus rien dire en tel endroit, Geralt se rendit compte que l’animal était aussi massif qu’un donjon, un véritable géant aux yeux de flammes bleues qui le regardait de loin et qui poussa un rugissement à faire trembler le ciel avant de tourner sa tête massive vers l’avant.
La voûte sombre au-dessus d’eux s’illumina d’une lumière solaire alors que quatre chevaux de feu franchissaient les nuages gris, galopant dans l’éther en toussant des gerbes incandescentes. Ils tiraient un chariot d’or et d’ivoire dont les deux roues traçaient des sillons vifs dans le ciel et, sur la nacelle, un jeune homme beau et fort, glabre aux longs cheveux blonds dardait un regard impérieux sur le réprouvé à mesure que son attelage traversait le firmament. Sa cape de plumes de lumière flottait derrière lui comme la traîne d’un empereur et son fouet de nacre brillait contre les nuées. Plus haut encore, des éclairs zébrèrent les cieux en diffusant des gerbes d’étincelles. Un guerrier à la barbe tressée descendait de ses domaines célestes en battant ses grandes ailes blanches, armé de la foudre elle-même. Sur son front, la colère d’un peuple et un casque à ailettes d’argent. Son regard était celui, sévère, de l’orage et de la guerre. Il ouvrit une main qui semblait avoir forgé le monde et vit le pauvre mortel, loin en bas, s’avancer vers son destin.
Geralt marcha alors sous le regard des Dieux qui le contemplaient depuis leurs hautes stations. Mais devant lui la terre se fendit avec un craquement effroyable. Des jets de vapeurs toxiques et des geysers de sang éruptèrent entre les rochers alors que dans un brouillard noir se matérialisait une silhouette humaine. Une rafale glaciale écarta ces ténèbres et le templier se retrouva face … à lui-même. Ce double était parfait, à ceci-près que son cou et son visage étaient dévorés d’épaisses veines noires qui battaient comme un cœur, et que dans ses orbites rougeoyaient deux yeux rouge sang. Ce Geralt là s’avança au milieu des colonnes de flammes et des rivières de pleurs tandis que l’air ondulait autour de lui. Un sourire s’étira sur ce visage et il tendit une main gantée vers sa moitié.
- « L’heure du choix est enfin venue pour nous, mon vieil ami. » dit-il d’une voix qui n’était autre que la sienne et que le templier pouvait sentir résonner dans sa propre poitrine comme s’il venait de prononcer ces mots. « Ensemble, soyons maîtres de notre destinée. »
Loin au-dessus d’eux, les nuages se colorèrent de fumerolles multicolores et d’ombres des démons qui y galopaient, s’y livrant bataille dans un tumulte qui faisait pleuvoir du goudron noir et des gouttes d’acide qui rongeaient les pierres sur lesquelles elles tombaient. Des cris, des pleurs, des râles de plaisir, des rugissement guerriers y retentissaient, couvrant à peine les cors d’airain qui trompetaient pour annoncer l’apocalypse.
- « Prends ma main, accepte la destinée qui est tienne. Renie tes fausses croyances et traçons-nous un avenir pavé de grandeur. Ton corps est faible, ton cœur fébrile. Je te donne ma force. Je te donne mon sang. Je te donne ma détermination. Devenons le héros qui était annoncé dans les légendes. Prends ma main, Geralt. Prends ma main. »
Et derrière lui, l’ancien assermenté des Chevaliers-Corbeaux pouvait sentir peser le regard de Mórr.