9h43
Station de métro Châtelet-les-Halles, commune de Paris
10°C, nuageux.
Le Forum des Halles est une ruche. Une immense cité souterraine antédiluvienne, un monument bâti pour représenter le raffinement et l’excès Parisien, de ce qui avait été la Ville-Lumière cherchant, avec une grande insolence, à se faire reconnaître comme la capitale de l’Europe. Au beau milieu du 1er arrondissement, au cœur même de la cité de Paris, la terre avait été creusée et dynamitée pour y constituer un immense abysse, dans laquelle les touristes et les riches habitants de la ville pouvaient, sans se presser, arpenter des galeries marchandes, des épiceries fines et des salles de cinéma dernier-cri, dans une ambiance détendue grâce à des sculptures de marbre, des fontaines, des jardins souterrains, et des hologrammes accueillants, toujours prêts à guider ses visiteurs temporaires.
Le Forum des Halles était à l’image de ce qu’était la France rêvée d’avant-guerre : Un paradis. Un paradis froid, aseptisé, où règne la tranquillité garantie par un ordre froid et imperturbable. On trouvait dans le Forum un commissariat disposant d’une armurerie, et la police parisienne était toujours prête à mater d’éventuels fauteurs de trouble avec une violence aussi brutale que rapide.
Puis les hordes sino-soviétiques s’étaient déversées sur la métropole. Et le Forum des Halles devint une base militaire, et elle en avait laissé des traces : le long de la canopée, on trouvait la carcasse rouillée d’un char d’assaut ZTZ-177, et le long des murs, d’innombrables affiches et posters jaunis et déchirés du Secrétariat à la Coopération et Amitié Franco-Chinoise, qui rappelaient en termes simples, laconiques, l’importance du silence, de la méditation, et du travail.
Et ensuite il y eut les bombes. Il y eut le feu atomique. Il y eut la colère sainte, le hurlement des Anges, le retour du Messie, et l’ordre de Dieu tout-puissant : « HOLOCAUSTE »
Et alors le peuple de Paris se rua dans la station, il s’enferma sous terre, il profita de la protection du béton armé et de l’espace des commerces et des rames RATP pour se réfugier face à la contamination radioactive. Ils rebâtirent une société. Ils rebâtirent une civilisation. Pour des décennies, ils restèrent ainsi, dans l’insalubrité, dans l’humidité, à vivre de peu, à nourrir leurs enfants, à retrouver leurs prédations humaines, leurs rivalités idéologiques, leur cupidité égoïste, et, il est vrai, parfois, leur solidarité, leur amour du prochain, leur union face aux éléments, face aux créatures mutées qui s’immiscent dans les souterrains, face à la nécessité d’entretenir les systèmes mécaniques et électroniques qui leur permettent de boire, de manger, de s’éclairer, de respirer.
Deux siècles étaient passés. Châtelet-les-Halles s’était rouverte. La surface commençait à être reconquise. On se reconnectait avec le continent. On recommençait à voyager. Plus lentement. Avec de plus grands dangers.
Mais Paris était redevenue ce qu’elle avait été par le passé :
La Ville-Lumière.
L’essentiel du quotidien d’une bande de la Pieuvre, c’est de garder son quartier.
Loin d’être une famille mafieuse parfaitement hiérarchisée et organisée, le Milieu Parisien est en fait un foutoir de gangs, de bandes, de petits groupes qui se contentent de collaborer à couteaux tirés, et d’assurer leur survie en reversant diligemment, chaque mois, une part de leurs bénéfices au Parrain qui trône au-dessus d’eux depuis son confortable étage de la Tour Montparnasse. Depuis trois ans maintenant, Jérôme Franc avait saisi de force le pouvoir, en faisant tuer ou plier tous ses concurrents. Après deux décennies de règne de Pierre Hutain depuis la station « Gare de Lyon », une nouvelle ère semblait se dessiner pour le Milieu.
Une bande doit vendre. Dealer. Plus-ou-moins discrètement, selon la collaboration des autorités. À Châtelet-les-Halles, plus grande station Parisienne, et lieu de vie de dizaines de milliers d’âmes au moins, plaque-tournante du commerce international (Le mot n’avait rien d’anachronique, tant Paris était peuplée), ces autorités étaient de moins en moins tolérantes. Les « Mousquetaires », nom des mercenaires servant de guet à Châtelet, ignoraient autrefois le commerce de stupéfiants, qui était somme toutes un produit comme un autre, entre les côtelettes de porc brillant, les munitions de .38 spécial, et les êtres humains.
Mais la Commune de Paris s’était fondée. Alors qu’autrefois la Ville-Lumière était connue pour son anarchie, la menace du Duc de Normandie et ses hordes de chevaliers aussi bien entraînés qu’équipés avait fait craindre à toutes les stations, toutes les communautés et toutes les factions Parisiennes de devoir accepter l’ordre et la loi Normande, notoirement écrasante. Dorénavant, une parodie de gouvernement existait à Paris. Un conseil municipal clientéliste et incompétent, des délégués corrompus et paresseux – mais un gouvernement quand même. Et soudain, la drogue qui n’était qu’un produit comme un autre, commençait à être banni de station en station, sous les auspices bienveillants du diocèse apocaliste de l’Île.
Loin d’endiguer le problème de la consommation, la prohibition n’avait fait que rendre la Pieuvre plus puissante. Si un produit est illégal, son prix augmente, alors que les taxes disparaissent, mais le transport doit être assuré par des armes à feu et des pots-de-vins. Châtelet n’était pas le siège de la Pieuvre, mais c’était l’endroit où on pouvait s’enrichir, si on n’avait pas peur de finir au pilori des mousquetaires, ou dormir avec les Mollusques de la Seine.
Tito se réveillait, comme toujours depuis plusieurs semaines maintenant, avachi dans des draps confortables d’une petite chambre exiguë, mais coquette – une rame de métro RATP qui avait été retapée pour servir de lieu de vie aux loyers exorbitants. Il y avait des photos sur le pan de contre-plaqué apposé à la tôle de la rame, et un fusil de chasse à deux-coups qui trônait au-dessus du lit. Une petite commode avec un abat-jour en peau humaine, qui servait à limiter la lumière d’une lampe à huile.
Et dans le lit, quelqu’un d’autre, en train de dormir avec de la bave dégoulinante du coin de ses lèvres – Arthur, un homme d’honneur.
Tito n’était pas homosexuel, mais il n’avait plus eu le confort d’une chambre et d’un matelas depuis bien longtemps, alors il s’y résignait. Arthur lui avait permis d’avoir trois repas chauds par jour, et une douche chaude le matin, ce qui dans un tel monde était un véritable luxe – un luxe que la famille Tancredi s’offrait, avant que le culte Apocaliste ne décide de serrer ses griffes autour de la Provence, comme il serrait aujourd’hui ses griffes dans Paris. Depuis que les Ducs de Normandie avaient lié leur destin aux curetons et aux soutanes, ces férus d’anges et de croix devenaient de plus en plus omniprésents. C’était un miracle que Paris ait pu se former et les repousser il y a quatre ans. Un miracle qui risquait d’être très bref, tant on connaissait la réputation belliqueuse et guerrière des voisins de l’autre côté du Vexin.
Arthur l’avait trouvé au bordel. Il n’y entrait jamais avec son beau complet-cravate – l’homosexualité peut souiller un homme d’honneur, c’est un motif pour l’humilier, et ensuite l’égorger et le laisser se vider de son sang dans un caniveau. Mais peut-être était-ce là un grand avantage, un moyen de pression sur lui.
Qu’est-ce que Tito savait de lui ? Ce qu’il avait bien pu lui dire, et ce qu’il avait découvert par lui-même. Qu’il était le fils d’un Albionnais – son père venait de Grande-Bretagne, et s’était installé à Paris pour monter une brasserie à Charenton. Elle avait fait faillite après quelques années d’activité. Il était devenu « associé », le nom qu’on donne à toutes les petites mains et ceux qui rendent des services divers et variés au Milieu. Alors qu’il avait quatorze ans et qu’il traînait où il valait mieux ne pas traîner, il s’agissait surtout de faire le guetteur, puis, on lui avait filé une douzaine de seringues de Med-X à garder sous son oreille dans une sacoche. Il gravit les échelons petit à petit, jusqu’à ce que, à l’âge de vingt-trois ans, un mentor accepte de le parrainer pour entrer officiellement dans la famille.
Il lui fallait commettre un crime de sang. C’était la nécessité pour être baptisé : tuer quelqu’un. Un concurrent gênant, un témoin qui va dire des crasses, un truand qui cherche à se repentir en rejoignant le clergé Apocaliste, et dont on craint qu’il aille donner des infos… Peu importe. Personne ne fait officiellement partie du Clan sans avoir pris une âme humaine. Toujours un assassinat de plein jour, devant des témoins, fait par un jeune gamin tête-brûlée qui s’enfuit en courant sitôt avoir vidé son barillet – c’était la preuve de l’impunité du Milieu.
Après quoi on pouvait bien faire une cérémonie grandiloquente où on saigne sur un dessin de pieuvre tentaculaire, et se tatouer la peau pour commémorer sa vie de criminel.
« Tiens, tu me fais du café mon poussin ? »
La voix rauque du mafieux, rendue nasillarde par de la morve bouchant son nez, résonna doucement. Il renifle pour avaler le mucus, toussote un peu en se redressant.
Ce n’était pas un brave type. Tito l’avait vu s’énerver une fois dans un bar. Une bagarre qui avait dégénéré, à partir d’un rien ; Arthur avait défoncé le crâne d’un type en le tabassant encore, et encore, sous la semelle de sa godasse. Personne dans toute l’échoppe n’osa bouger pour arrêter l’ivrogne – toucher un homme d’honneur, c’est péché.
Il faisait flipper. Il était grossier, et rustre. Mais il saurait protéger Tito, pour l’instant. Et surtout, il avait mêlé son amant à la bande. Il l’avait fait entrer en tant qu’associé, après avoir vu de quoi il était capable.
Alors que Tito ait à servir le petit déjeuner au lit, c’était peut-être un petit prix à payer pour le tremplin qui lui était ainsi offert.
« Cet aprèm’ on va chercher du produit hors de Paris.
T’es prêt à conduire la bagnole ? Ça se trouve pas partout des gens qui savent conduire une bagnole, faudra surtout pas décevoir, hein. »