Même aux saisons plus clémentes, la Norsca demeure hostile. Un immense pays ouvert, où la tourbe côtoie de grosses formations de flaques d’eau boueuses. La terre est belle. Les montagnes aux sommets enneigés, les forêts de sapins jamais domptées par l’homme, la profondeur de l’horizon, tout cela peut bien inspirer le peintre ; mais c’est un enfer dans lequel vivre. Il fait froid. En cet automne, les pluies éparses tombent avec irrégularité, mais même les accalmies restent des instants nuageux, où on ne perçoit pas les rayons du soleil. La terre est difficile à cultiver. Les proies rares. Elles ne sont abondantes que là où l’être humain doit lutter face à d’autres prédateurs tout aussi dangereux que lui — les loups et les ours, surtout. Même les créatures à viande ne se laissent pas faire. Les paisibles mammouths brouteurs d’herbes ont pris la vie de tant de Norses trop confiants ; et la mer appartient aux baleines plus qu’aux baleiniers.
Vivre en Norsca n’est pas à la portée de tous. Et pourtant, Ella ne supportait que le luxe. La viande de gibier, les confiseries, les parfums et les épices — d’autres hommes voyageaient à travers le monde pour lui offrir tout ça. On la couvrait de présents car elle aussi voyageait, mais dans une terre que Rovk commençait tout juste à découvrir.
Le petit groupe se déplaça un long moment. Thyra ouvrait la marche, bouclier rond sur le dos, les lanières autour de ses épaules. Derrière, les deux esclaves, la Ganse et le dénommé « Karl Franz », tiraient tous les deux le traîneau avec tous les vivres et une Ella qui se tenait tranquillement, prélassée sur les deux sièges. Enfin, pour clôturer la marche, Tove, qui était ralentie par son espèce de jambe atrophiée, mutée, et par les amas de chair avec lesquels elle partageait son équilibre. Rovk, à pied, décida de s’approcher de Thyra pour se présenter, avec quelques très agréables compliments.
La porteuse de bouclier sembla dubitative un petit instant. Mais une sorte de mi-sourire mi-grimace commença bien à pointer sur ses traits bien durs, et elle opina bien clairement du chef suite à tout ce qu’il racontait.
« Hé bien, vitki… Ne vous inquiétez pas ; C’est moi qui me mets à votre service, et j’en suis plus qu’heureuse. C’est un grand honneur que de protéger ceux qui communient directement avec les Dieux — c’est plutôt moi qui rends l’offre, tiens, si vous avez besoin de quoi que ce soit je suis là pour ça. »
Et elle reprit la route, sa hache au dos reposé contre le cuir de son épaulière.
Au bout d’une petite heure, Ella tira sur le harnais que portaient les esclaves, et en des mots très simples, indiqua qu’elle avait faim. Les deux bonhommes arrêtèrent donc de tirer le traîneau, et allèrent fouiller rapidement dans le paquetage derrière. Thyra posa sa hache à terre, en observant l’horizon : Rien que de la steppe. Rien que de la tourbe. Le village de Maskaur tout petit au loin, vers la côte brumeuse.
Aucun danger. C’était déjà ça qu’il fallait apprécier, en Norsca ; sitôt qu’on commençait à trop s’éloigner des villages, des domaines des hommes, on risquait d’entrer dans des lieux bien plus dangereux…
Tandis que la Ganse et Karl Franz se dépêchèrent de préparer un feu, sur lequel ils firent bouillir un plat dans lequel ils mélangèrent des céréales avec de l’eau bouillante pour confectionner un gruau aussi roboratif que sans saveur, Rovk décida de dédier ce temps là à l'étude. Les fesses posées dans un endroit un peu plus sec, il feuilleta à nouveau son grimoire, et, fort studieux, commença la lecture de la même page sur laquelle il avait buté pendant toute une heure à Maskaur.
Alors que la tante était servie, le gros barbu Kislévite bien hirsute lui tendant un bol de bouillie, Rovk décida d’aller lui demander de l’aide pour ses traductions.
Elle fronça fort des sourcils et tiqua de sa langue, pour montrer son agacement :
« Allons, Rovk ! Ne me dis pas que c’est aussi compliqué que ça !
Le corps, tu sais bien ce que c’est pour composer le verbe, non ? Je sais que tu es idiot, mais fait un peu un effort ! Rah, ce que tu es sot ! Mais enfin, qu’est-ce que ton abruti d’oncle t’as appris ?! »
Elle lui arracha le grimoire des mains et lui fit répéter plusieurs fois la même formule — une prière dédiée au Serpent. Les deux sorciers lisaient cet étrange ouvrage comme s’il s’agissait de chose fort commune. Une berceuse pour un enfant, un registre de compte… Peu importe ce que les Sudistes pouvaient bien mettre dans leurs bouquins et lire alors qu’ils mangeaient tranquillement. C’était leur domaine. Le sujet que les deux devaient maîtriser.
L’effet sur la troupe, en revanche, fut très fort. Alors que Ella dé-com-po-sait lentement les sons des mots de pouvoir, les deux esclaves agenouillés devant la popote écarquillaient leurs yeux, avant de se regarder tous deux dans un mélange de peur. La grande Thyra, avec sa hache, fit un pas en arrière, et elle regardait les deux étudier avec un air de crainte. Tove, quant à elle, faisait mine de les ignorer. Elle s’était assise dans un coin, dans la tourbe, et elle grattait lentement quelque chose sur le sol.
« Comprends bien que les Démonettes ne sont pas des animaux. Les Démons n’interviennent dans notre réalité tangible que temporairement, lorsqu’ils sont invités. Pour appeler à toi une Démonette, tu dois savoir quel est son nom avec lequel le Prince l’a baptisée ; et son nom sera compliqué à prononcer correctement. Lorsque la Démonette se manifestera, tu auras intérêt à bien préparer sa venue, et tu dois être certain d'avoir une offrande à la hauteur du dérangement que tu lui imposes, car les créatures de l’Autre-Côté ne viennent pas volontairement nous aider.
On mérite leurs bénédictions. On doit leur faire des cadeaux, en appeler à leurs appétits. C’est notre rôle de sorciers, nous sommes des intermédiaires, on organise le passage d’une réalité à une autre… Et si on n’est pas rigoureux, il nous arrive des bricoles. »
Elle fit un grand sourire et siffla à l’intention de Tove, qui était éloignée un peu plus loin, hors de la portée de sa voix.
« Hein qu’il nous arrive des bricoles, petite Tove ?! »
La mutante leva un œil. Puis elle observa à nouveau son dessin, sans réagir à la provocation de la völva.
« La petite chienne… Regarde la bien, Rovk, observe-la sous tous les angles, tu as à apprendre d’elle ; notamment sur ce qu’il ne faut pas faire…
…Me déplaire, pour commencer, c’est déjà bien suffisant. Alors, prononce correctement. »
Elle attrapa la mâchoire de Rovk, et la serra de toutes ses forces — qui aurait pu croire que des bras si fin pouvaient avoir une emprise si douloureuse ?
« Q'tlahs'itsu'aksho. Cela n’a rien de compliqué.
Q'tlahs'itsu'aksho. »
Elle lécha ses gencives alors que Rovk prononçait correctement le mot.
« Bien !
Va jouer ailleurs, maintenant. »
Et elle s’enfonça à nouveau dans le siège en lui rendant son grimoire, pour manger sa bouillie à la cuillère.