Souhaites-tu arracher de la Terre tous les arbres et tout ce qui vit pour le fantasme d’aimer la lumière nue ? »
– Mikhail Bulgakov, tueur en série servant Khaine, condamné à mort par les Tchékistes de la Tsarine.
Toujours plus vers le nord.
Akisha Drakilos, fille d’une des plus grandes maisons nobles de la citadelle des esclaves de Karond Kar, débarquée en Norsca à la recherche de son père disparu, allait là où son équipage de Corsaires craignait d’errer : Toujours plus loin au nord.
En foulant la plage dégagée du continent, elle avait été accompagnée de dizaines de matelots éprouvés aux raids et aux dures conditions de vie de Naggaroth. Elle suivait les pas de sa propre sœur et de ses sbires, guerriers tout aussi nombreux et expérimentés. Le pays qui s’ouvrait devant les deux filles de Tevras Drakilos était étrangement vide, sans aucune trace de village ou d’habitations humaines. Peut-être que ces forces auraient été bien suffisantes pour le ramener en sécurité.
Aujourd’hui Akisha était seule. Sa première décision avait été d’attaquer sa sœur dans ce pays qu’elle ne connaissait pas. Puis laissant son navire et ses subalternes sans commandement, elle avait décidé de s’enfoncer toujours plus loin, à travers une piste bien mince, tentant de retracer les quelques rares patrouilles de maraudeurs à cheval qui erraient dans cet obscur paysage où il n’y avait ni maisonnée, ni tentes, ni terrains de chasse, ni quoi que ce soit qui pouvait laisser penser que ces Norses-là étaient sortis de quelque part.
Elle savait pourtant que son père était bien passé par ici, puisqu’elle était parvenue, quasiment par miracle, à retrouver son anneau sigillaire, la Marque ancestrale de l’appartenance du Clan Drakilos à la vieille noblesse de Nagarythe.
Mais elle avait décidé de se constituer prisonnière au moment où elle aurait dû fuir ou se battre pour sa survie. Et maintenant, sans guide, sans traducteur, sans maître de chiourme, sans ses cohortes d’arbalétriers, elle allait là où elle avait voulu se jeter :
Toujours plus vers le nord.
Elle était balancée sur le dos d’un cheval. Les Maraudeurs courraient au galop. Rien que cela n’était pas normal : On n’épuise normalement pas un cheval en le jetant toutes brides élancées sur des forêts, à moins d’être un coursier ou d’être particulièrement pressé par une quelconque manœuvre. Mais Akisha n’avait pas tellement le luxe de comprendre. Tous les guerriers autour d’elle parlaient dans une langue qu’elle ne comprenait pas, et elle était écrasée sur la croupe d’une grosse bête, essoufflée, endolorie par un coup de poing qu’un Housecarle lui avait assené dans une brutalité purement gratuite.
Au bout d’un délai qui devait être quelque chose comme une heure, le cheval s’arrêta. Le cavalier cambra sa bête. Le guerrier du Chaos chevauchant une monture bardée de fer continua avec quelques autres gardes du corps, tandis que d’autres Maraudeurs sortaient d’une forêt, à pied, pour siffler le cavalier juste à côté de l’Elfe Noire. Tout ce beau monde discuta un petit moment, puis Akisha sentit des mains l’agripper et la descendre pour la jeter à terre.
Ils se mirent à cinq au-dessus d’elle. On lui dénoua la corde qui forçait ses poignets à rester dans son dos, mais quelques longs couteaux agités sous ses yeux la forcèrent à se tenir tranquille. Une femme couverte de cicatrices et portant un grand casque sur la tête s’agenouilla devant elle. Elle lui retira son manteau de fourrure et commença à fouiller dans ses affaires. Elle trouva petit à petit tout ce qu’Akisha n’avait pas eu le temps de donner à Rekhilve et Kehem avant qu’ils ne déguerpissent : La bourse pleine de souverains d’or, les bijoux, l’épais Kheitan qu’on lui retira au-dessus de sa tête pour ne lui laisser que sa chemise – elle sentit alors que, malgré le printemps, la nuit qui commençait à tomber laissait régner un froid mordant. L’arbalète automatique les interloqua un peu plus. Ils discutaient entre eux en l’observant. L’un d’eux la choura au cours d’une dispute et de quelques claques échangées, puis la cacha dans une petite besace portée autour de son cou.
Akisha avait été rudement dépouillée. Alors, la femme au casque sorti à nouveau une corde, qu’elle passa autour du cou de la capitaine Elfe. Elle fit un nœud, qu’elle relia ensuite à ses deux poignets, pour les forcer à se placer contre son torse. Puis, avec ce qui restait de mou, elle put la tirer pour la forcer à se relever et marcher.
Akisha Drakilos put alors sentir ce que des milliers d’esclaves importés et exportés par sa famille au cours de ses quelques décennies d’existence avaient dû ressentir en étant débarqués sur les quais de la rade de Karond Kar : L’inconfort d’une strangulation permanente, la rudesse des geôliers, les yeux prédateurs des guerriers en position de force.
Peut-être qu’il y avait quelques Dieux dans cet univers pour apprécier l’ironie de la situation.
Maintenant, elle n’était plus relativement épargnée par le fait d’être jetée sur un cheval. Tous les nouveaux Maraudeurs qui s’étaient chargés d’elle remontaient sur des sommiers, et elle, devait continuer à pied. Les chevaux marchaient tranquillement au pas, alors elle pouvait suivre, à travers ce sentier d’une forêt qu’elle ne comprenait pas et ne reconnaissait pas.
Mais elle devait marcher. Encore, et encore, dans ses belles bottes normalement faites pour connaître le sel de la mer, et pas les ronces et la boue de la Norsca.
Il faisait une nuit noire. Sans lune, qu’elle soit grise ou verte. Ses pupilles de Druchii s’habituaient lentement à l’obscurité – sa physionomie l’aidait à se repérer, à ne pas trébucher sur le sol. Pourtant, c’était un détail qui avait de quoi choquer, aucun des Maraudeurs n’avait prit la peine d’allumer la moindre torche pour se guider. Ce n’était sûrement pas par manque de matériel – les patrouilleurs qu’elle avait tué en avaient bien dans leurs sacoches, et les hommes du Guerrier du Chaos devant lequel elle s’était constituée prisonnière avaient décidé de se débarrasser de leurs frères d’armes en mettant le feu à leurs dépouilles de la même manière. Mais non, ils choisissaient sciemment de rester comme ça, dans le noir complet, sans craindre de tomber sur des prédateurs ou de se perdre. Est-ce qu’ils pouvaient voir dans la nuit ? Est-ce qu’ils connaissaient le chemin par cœur ?
En observant toute la région depuis les montagnes, la nuit où elle était débarquée en Norsca, les Druchiis avaient été étonnés de ne pas apercevoir le moindre petit feu de camp. Peut-être est-ce que toute la région était parcourue par des patrouilleurs aussi discrets. Ça n’expliquait pas comment ils faisaient.
C’était le genre de choses sur lesquelles Akisha pouvait se concentrer. Parce qu’en l’espèce, elle passait surtout le plus clair de son temps à marcher. Toute la nuit durant, traînée par la corde d’une Norse qui ne la regardait pas. Personne ne la surveillait trop étroitement. Les cinq Maraudeurs semblaient presque assoupis, se reposant sur la selle de leurs chevaux. Peut-être même que s’évader ne devait pas être si compliqué que ça, si seulement elle parvenait à défaire ses nœuds. Mais s’évader pour aller où ? Elle n’avait aucun repère. Elle était couverte d’une épaisse chair de poule à cause du froid. Et elle pouvait, parfois, sursauter à cause d’un bruit qui venait de tel buisson ou de telle branche d’arbre : La Norsca abritait une faune, et même une flore hostile à tout être humain, et les Norses ne devaient leur survie face aux éléments qu’à leur pugnacité et leur folie suicidaire. Il n’était pas certain qu’elle parvienne à tenir comme eux.
Elle commençait à avoir envie de dormir. Ses jambes lui faisaient mal. Il y avait le risque de s’effondrer, surtout que la faim et la soif commençaient à la gagner. Mais elle n’eut pas le temps de découvrir avec quels égards les négriers Norses traitaient leurs traînards – de ses pupilles habituées aux ombres, elle aperçut un peu plus loin des chevaux en train de boire autour d’une mare.
Un petit campement de Norses attendant. Deux tentes, quatre Maraudeurs qui se réchauffaient et se rassasiaient de soupes autour d’un feu – ils faisaient donc bel et bien des feux de camp, pourquoi aucun n'était aperçut depuis les hauteurs ? La femme qui tirait Akisha siffla et leva sa main, avant de se présenter à la troupe. Elle désigna Akisha du pouce, puis jeta la corde à l’un des Maraudeurs en train de boire sa soupe. Vu à sa manière de parler et de désigner telle chose puis tel autre point dans l’espace, il était clair que cette femme devait occuper une fonction de commandement – un peu à la manière du Norse portant le casque à cornes qui avait été tué par les Corsaires de Drakilos.
Le Maraudeur tirait la corde d’Akisha d’une main, continuait de boire sa soupe d’une autre. Il la guidait vivement, manquant de la faire chuter en donnant des coups sur le chanvre. Et il l’approcha d’une cage sur roues – le genre qu’on pouvait tracter avec un attelage de bêtes, mais les chevaux étaient tous en train de boire et de manger. Le Norse ouvrit la cage avec un trousseau de clé qu’il gardait à la ceinture, ouvrit dans un crissement de métal, car il semblerait que cette vieille cage était rouillée, et, tirant le col de la chemise d’Akisha, il l’amena vers elle et la jeta contre le sol en bois recouvert de paille. Il poussa ses jambes pour la forcer à entrer, et referma derrière.
Et il s’éloignait aussitôt, en sirotant à nouveau sa soupe.
« Putain de merde, un nouveau ! HÉ ! Je te préviens, tout de suite ! Si tu chies ou tu pisses tu te démerdes pour le faire à travers les barreaux, sinon je t’étrangle avant que les singes te mettent la main dessus ! »
Une voix rocailleuse, dure. Tandis que les yeux d’Akisha se réhabituaient à l’obscurité, elle vit que la cage sur roues était déjà occupée – Deux Elfes se tenaient tout au bout, ligotés un peu de la même manière, poings liés devant le torse, corde autour du cou.
L’un d’eux était un jeune homme qui ne lui disait trop rien. Un Druchii aux longs cheveux de jais. Mais celui qui venait de l’engueuler, lui, elle l’avait reconnu aussitôt : Ses beaux cheveux blonds tirés en arrière, sa gueule couverte de cicatrices – ses oreilles saignaient, car on lui avait arraché les magnifiques boucles d’oreille qu’Akisha avait pris pour habitude de toujours le voir porter.
C’était le contre-maître du vaisseau de son père – Fereoth Phaeceaes, un des commandants en second les plus brillants de Karond Kar. Élégant, autoritaire, courageux. Pas un simple exécutant, pas un sbire inconnu : Il était un véritable ami de son père. Et d'elle aussi. Fereoth lui avait appris à manier l'épée, et, alors qu'elle n'était qu'une jeune fille, il était une figure connue et aimée dans la maison. La mère d'Akisha l'invitait souvent à sa table, et il régalait les enfants Drakilos de ses histoires de pillage et ses anecdotes d'aventurier.
Il était le genre d’homme à garder son sang froid en toutes circonstances
Ou du moins, c’est ce qu’elle croyait. Parce que l’homme qui était assis en face d’elle n’avait rien du grand guerrier impassible devant le feu de galions Bretonniens qu’elle avait connu dans le passé.
« Bordel de…
Akisha ? Akisha Drakilos ? »
Il papillonna des cils.
Puis, il éclata de rire. Très fort. Assez fort pour que les Norses en train de bouffer un peu plus loin se retournent. Il riait aux éclats, aux larmes, nerveusement.
« Oh cette pute de Morai-Heg me fera toujours marrer ! Putain j’y crois pas ! Akisha Drakilos !
Mais tu fais quoi ici, gamine ?! T’as conscience que tu vas crever ?! C’est génial ! Tevras qui arrêtait pas de chialer en me disant qu’il fallait que ses filles trouvent la bague avant de crever ! Ahahahaha ! Oh c’est… Woah ! »
L’autre Elfe à côté de lui posa son front contre les barreaux de fer de la cage.
« Ferme ta gueule, Fereoth.
– Hé, oh, gronde-t-il soudain en cessant son rire narquois, tu parles encore à un supérieur hiérarchique, Corsaire !
Non mais attend, y a de quoi se marrer, là ! Allez dis-moi tout, la gamine ! Comment les singes t’ont mis la patte dessus ? J’espère que t’en as buté quelques-uns, peut-être que Khaine bougera son gros cul pour venir t’aider si t’en as massacré assez, hahaha ! »