J’ai enfoncé mon couteau jusqu’au fond de la gorge de Margot. Et immédiatement après le « ploc », le deuxième son qui a résonné dans mes oreilles, c’était une sorte de gargouillis aigu, le même bruit que fait du gruau en train de trop-cuire sous une marmite. Les doux yeux de Margot se sont écarquillés. Ils se sont posés directement vers moi, en exprimant une demi-douzaine d’émotions à la fois – aucune colère, pas de froncement de sourcils, c’est trop soudain pour qu’elle puisse être en colère. De la surprise, par contre… Non. De la sidération. De l’incompréhension. De la peur, aussi. De la douleur, surtout.
Elle a entrouvert la bouche, peut-être pour tenter de dire un mot. Mais du fer trempé obstruait toute sa gorge. Un léger filet de sang carmin a giclé sur ses lèvres roses. Un trait de salive, avec quelques glaires, est remonté sur sa langue. Ne pouvant rien dire en exhalant depuis ses poumons, je sentais que Margot m’implorait de répondre à une question avec seulement son regard :
Pourquoi ?
Si la destinée me permet de quitter ce putain de Temple en vie, c’est une question qui me hantera peut-être pour longtemps. C’est une question qu’on sera très prompt à me poser, surtout si je reçois la semonce de mon Duc pour venir m’expliquer – c’est qu’il y en a des putains d’explications à fournir. Je saurais même pas par où commencer.
Mais allez, pourquoi ? Pourquoi ai-je enfoncé mon couteau dans la gorge de Margot de Ternant ?
Il y a mon devoir. Il y a ce que j’ai juré en embrassant mon épée, au moment de recevoir mon fief, et lorsque j’ai prêté serment de suivre le Vœu de Saint-Radémond de Quenelles ; Honni Soit l’Abominable. Ma plus grande erreur, le tout premier moment où j’ai failli, est lorsque j’ai omis de déclarer à mon suzerain la Corruption qui gangrenait le dos de Margot. J’avais peur pour sa vie. J’avais peur qu’elle périsse au bûcher. Je croyais les prêtresses de Shallya assez doctes et assez pieuses pour la garder du mal ; Mon silence, pour ne pas dire mon mensonge par omission, a provoqué indirectement tout ce que je vois autour de moi. Je suis un peu coupable, moi aussi, et à présent, en enfonçant mon couteau dans Margot, j’agis en chevalier héroïque. Même si c’est une femme sans armes que j’occis. Même si c’est une femme que j’ai désiré.
Mais tout ça c’est un tas de conneries. Tout ça c’est ce qui est bon à dire, ce qui est arrangeant – la version officielle. Celle devant laquelle me retrancher face aux témoins, face aux barons et aux sujets de Sa Majesté Louen. Ce qui me permet d’encore maintenir la fiction selon laquelle je suis dans le camp des méritants, et le descendant des Compagnons. Autant le dire directement ; Des clous.
Si j’étais vraiment résolu et guidé par le devoir, ce serait une autre mine que j’offrirais à Margot. Un regard plus déterminé. Peut-être une lèvre retroussée, ou des traits crispés. Mais non. Mes sourcils sont obliques sur mon front, ma mâchoire pendante, ma main bien légère. Et tout ce que Margot pourra lire dans mes yeux, comme toute réponse muette à sa question soupirée, c’est un mélange de tristesse et de regret.
Pourquoi ai-je poignardé Margot de Ternant ? Pourquoi ai-je poignardé ma meilleure amie ? Mon amour d’enfance ? Celle avec laquelle je rêvais de danser jusqu’à l’autel ?
Parce que ma mère me l’a demandé.
Il n’y a aucune autre raison. Aucune autre justification pour mon geste. C’est tout. Ma mère était en colère. Une colère sourde, violente, bonne à faire bouillir mon sang. Elle voulait tuer Margot de Ternant, alors, j’ai tué Margot. Et il n’y a aucune autre cause qui a pu peser dans la balance de mon for. C’est fini. Je me suis abandonné à elle.
À moins que je fusse déjà fini aux pieds des escaliers de la salle d’apparat du donjon de Lyrie, lorsque, directement face à elle, n’ayant plus qu’une douzaine de marches à gravir pour la trancher avec ma bien-nommée « Matricide », je décidais plutôt d’implorer sa pitié et confiait un amour dégénéré. J’en ai voulu à Mélaine. Maintenant une part de moi se rend compte qu’elle aurait dû me tuer à cet instant même.
Ou bien peut-être que je suis perdu depuis bien plus longtemps que ça. Depuis que j’ai huit ans, le jour où elle est venue se forcer sur moi sous mes draps pour la première fois. Ou depuis que je suis bébé, et qu’elle décidait de me lier éternellement à elle en demandant à sa servante de nous poignarder tous les deux avec Symbiose…
J’ai senti une douleur dans mon cœur. Je me suis recroquevillé sur moi-même. J’ai levé mon bras droit, et je me suis mis à grimacer. Comme une brûlure gagnait mes organes. Je sentais quelque chose me ronger, un peu comme si j’étais recouvert de ces essences alcalines que les lessiveuses utilisent pour blanchir leurs draps ; J’ai râlé, d’abord grave, puis carrément aigu lorsque j’ai senti la source de chaleur percer mon dos, chercher un endroit où fuir à travers mon corps. Ma bouche s’est ouverte pour clamer un juron que Margot m’avait appris il y a dix ans, puis je me suis mis à hurler de douleur.
Par le trou qu’avait laissé Constance en me poignardant avec la rapière, j’ai senti quelque chose filer. Et, recouvrant vite mon propre hurlement, un Cri, un vrai Cri, strident, abominable, retentit dans tous la pièce. Mon sang s’en glaçait. De la chair de poule recouvrait tous mes membres. Et en levant les yeux, je voyais, au-dessus de moi, tout ce qui restait d’années d’intrigues, de complots, de trahisons, de pactes démoniaques et d’offrandes noires qu’avait infligés mon père au Duché de Saint-Frédémond ;
Toute la haine viscérale du couple maudit de Lyrie-Lanneray, forçant toute l’assistance à la soumission, transformant leur délicieuse orgie en cauchemar tout éveillé.
J’espérais de tout mon cœur qu’où qu’il soit, Armand VII de Lyrie puisse sourire de voir ainsi comment son traître de fils avait finalement décidé de revenir enterrer la descendance de sa maîtresse félonne.
« Toi et moi, maman. »
Je descendais mes yeux vers Margot alors que je tirais la Miséricorde hors de sa gorge. Mais une peur panique s’empara de moi en découvrant une lueur blanche colmater la brêche. J’agitais la tête de gauche à droite, à toute vitesse.
« Non... Non ! »
Shallya soit maudite. Comment peut-elle faire ça ?! Comment cette chienne de colombe peut tolérer la vie d’une impie ?! Comment peut-elle permettre à une engeance horrifique de naître ?!
Pas après tout ça ! C’est moi qui aie le plus souffert pour elle ! J’ai versé tout mon sang dans le domaine de Cuilleux, j’ai menti à mon Duc pour Derrevin, j’ai défendu ce village de gueux la servant devant le sire Maisne ! C’était pas assez ?! J’aurais dû encourager Brandan à renverser les murailles, et jeter sa sergenterie de sous-chiens violer et égorger toutes ces prêtresses ! Je me suis tourné plein de rage pour voir Alys, cette immonde salope, la seule à ne pas paraître choquée par le hurlement spectral de ma maman.
Je m’apprêtais à lui répondre, lorsque Thecia, l’ancienne roulure de mon père, me défia d’un coup de dague. Le court espace d’une seule seconde, je dus résister à la pulsion malsaine de me jeter sur elle pour lui poignarder le cœur et lui faire fermer sa gueule – mais elle n’a aucune importance.
C’est Alys le danger. C’est elle, la pouffiasse qui est en train de permettre à Margot de mettre au monde une chose. C’est elle la meneuse du troupeau. Celle qui a tué le sire Binet. Celle qui mène la bande. Celle qui a les pouvoirs de faire du mal à ma mère. Celle qui doit payer pour toutes ses fautes – et surtout ses offenses envers moi.
Alors, j’ai offert à Thecia un sourire dément, et un simple clin d’œil enjôleur. Avant de tourner mon regard vers Alys.
« Révérende mère ! »
J’ai joué du couteau pour mieux enserrer la dague, et j’ai chargé comme un furieux, détalant autour de l’autel pour me jeter vers elle.
« Tu vas hurler ! »
Aucune pitié. Aucune retenue. Il faut que je la tue. Pas que je la lacère, pas que je la poignarde ; que je la tue. Je me jette sur elle comme un limier, directement vers sa gorge. Quitte à tirer sa robe. Quitte à tirer ses cheveux. Quitte à la tuer le plus salement au monde.
Il faut que je protège ma mère, et pour ça, elle doit crever.