« La pitié des serviteurs de Shallya ne doit pas m’empêcher de maintenir les coutumes de mon pays. Mais je serais un bien mauvais seigneur de me tenir sur ton chemin.
Alors, va donc t’enquérir de la santé de ce larron, après quoi, je le punirai. »
Il croisa ses bras et dévisagea Éloi d’un air dédaigneux. Peut-être pour se convaincre lui-même que la miséricorde venait uniquement de lui ; Peut-être que les arguments du jeune oblat de Shallya avaient fait remuer quelque chose en lui.
Les hommes d’armes qui l’accompagnaient déverrouillèrent le carcan de bois. Vivement, ils se saisirent du larron par ses haillons, et le jetèrent à terre, avant de s’éloigner pour laisser Éloi à son office.
Le vagabond haletait. Faisait craquer son cou. Alors qu’Éloi s’approchait, il ne put s’empêcher de lui attraper sa bure et de venir poser ses lèvres gercées sur les pieds du futur prêtre.
« Merci, merci mon frère ; J’cru qu’j’allais canner ! Les sergents, bah, c’des sauvages ! »
Entendant les critiques de leur rudesse, les-dit sergents se retournaient en lançant un mauvais regard au larron. Mais ils n’intervinrent pas autrement.
Il semblait en effet avoir été victime du courroux de sergents de paix. Sa peau était couverte d’hématomes, et son cou portait des marques de strangulation. Il semblait assoiffé ; Éloi lui tendit sa flasque de cuir, et ainsi, il put se désaltérer à pleines gorgées étranglées. Il eut ainsi un bon instant de repos dans le calvaire qui l’attendait. Il offrit donc un sourire triste en rendant son outre à l’initié de Shallya.
« Céti qu’ça va être une longue journée pour mi, mon bon frère. Pô la première fois sur l’pilori pour moi, mon frère. Mais j’crois qu’la sergenterie veut m’tuer, m’avoir à l’usure. Quoi qu’je fasse trouvent toujours une raison ou une aut’ d’me coller lô, céti qu’c’est vrai.
Messire, mon frère. Y a b’soin de plus de gens comme vous. »
Éloi posa sa main sur le front brûlant du larron. Celui-ci se força à se mettre à genoux, et lia ses mains devant lui. Le frère fit une courte prière, et alors, les traits du larron semblaient se détendre. S’apaiser.
Les hommes d’armes attendirent la fin de la prière pour s’approcher à nouveau du larron.
« Allez, qu’c’est bon, Jacquot ; T’as eu ta pause. »
Ils le soulevèrent, avec bien moins de violence tout à l’heure, il est vrai. Comme si la preuve de piété d’Éloi les avait convaincus de modérer leur ire.
Ils replacèrent le larron dans son carcan, et le forcèrent à courber le dos pour être enserré dedans.
Sans un mot pour l’oblat de Shallya, Drogo, qui avait assisté silencieux à la prière, se décida à s’éloigner, vite rejoins par quelques valets et serviteurs dans son sillage. Éloi pouvait jurer que le jeune sire lui avait lancé un regard avant de déguerpir, sans qu’il ne parvienne vraiment à comprendre ce qu’il signifiait.
L’abbatiale Shallya-d’Orléac était consacrée à une Âme Vénérée du nom de Sainte Gontheuc la Défigurée. Pour une raison étrange, le Pays de Brionne a toujours été le berceau de graves épidémies et de pestes se propageant à travers le monde. Il y a plus de deux millénaires, alors que le peuple Bretonni n’était pas encore unifié et n’avait pas encore la Dame du Lac comme Déesse, on raconte qu’une vérole gravissime s’était répandue à travers les terres de la Brienne, laissant sur les routes des hordes de malades couverts de pustules, chassés de chez eux et regroupés en bandes errantes souffrant de la famine, de la violence et des ravages de leur affliction. Gontheuc était une prêtresse de Shallya lors d’une ère où la religion n’était pas encore unifié, hiérarchisée, établie et protégée par des aristocrates ; C’était une époque plus rustre, et plus difficile pour soulager le monde de ses maux. Mais alors que les communautés barraient leurs palissades de bois et que les ancêtres d’hommes comme Drogo éloignaient les malades à coup de lances et de chevaux qu’ils montaient sans étriers, la jeune Gontheuc avait décidé de vivre parmi eux. De leur servir de porte-parole pour obtenir des petits seigneurs de guerre de l’eau et des vivres. Elle embrassait leurs plaies pour les soulager, lavait leurs pieds et les accompagnaient à travers leur errance. Elle prenait leurs peines et leurs souffrances pour elle-même, soulageant leurs escarres avec ses larmes. Elle en paya le prix le plus fort, avant de rendre l’âme après toute une vie dévouée à la Déesse.
C’était la statue de Gontheuc qui marquait l’entrée de la clôture monastique de l’abbatiale. Rien à voir avec la magnifique fontaine de marbre montrant les mouvements d’une Rhya et d’un Taal enlacés comme des amoureux, la pierre imitant le pli d’une peau enserré par de tendres mains ; Rien à voir non plus avec le rude visage d’un Duc Tancrède sorti d’un combat face à l’Orque, où le granit représentait bien les plus infimes détails de son camail et les peintures de son ailette. La statue de Sainte Gontheuc était une sculpture grossière, ancienne, sédimentée par l’usure du temps. Jeune homme, Éloi avait dû souvent en nettoyer les crottes de volatiles, et lui redonner une jeunesse constamment renouvelée. Sainte Gontheuc méritait bien son surnom : Malgré la rudesse du détail du granit, on devinait surtout une grosse robe de bure de pierre, la capuche recouverte sur son crâne aux cheveux partant par poignées entières ; Elle était quasiment chauve. Ses yeux étaient injectés de larmes, qui coulaient sur des joues boursouflées, sur un front couvert de croûtes, sur des lèvres où un bouton plein de pus semblait avoir prit naissance. Une sorte d’énergie émanait de la statue. Chaque fois qu’Éloi s’y tenait, y posait ses mains, il sentait une profonde dévotion l’envahir. Et il pouvait jurer, à moins que ce ne soit la fatigue, qu’il pouvait entendre Gontheuc pleurer. Chaque fois qu’il passait devant, il était piqué de légères démangeaisons autour de son nez.
L’abbatiale était plus vieille qu’Orléac. Il y a bien longtemps, avant que le Duc Tancrède n’accorde une charte de franchise instituant le conseil des capitouls, et que la cité ne se développe en un grand bourg prospère essentiel aux foires Brionnoises, il n’y avait que deux bâtiments à l’écart l’un de l’autre : Le donjon bâti sur une pointe de rocher, et l’abbaye de Shallya. C’est l’histoire qui avait doté Orléac d’un port, de guildes, d’ateliers, et finalement de murs pour enserrer l’abbatiale. Preuve qu’il fut un temps où cette abbaye était un riche propriétaire foncier, il était cerné de clôtures qui donnaient sur de la bonne terre, tranchant complètement avec le pavage et les blocs de maisons à colombages omniprésents dans le reste de la cité. Tout comme dans la chapelle de la basse ville qui disposait d’un petit potager privatif fort utile, l’abbaye avait à sa disposition une véritable vergée intra-muros ; Nul doute qu’en voyant le développement immobilier d’Orléac, cette propriété devait valoir une somme gigantesque. Mais c’était un Temple, avec une charte, aussi ces terres n’étaient pas à vendre. Une partie de cette terre était mise en culture, avec une serre, et une orangeraie, ce qui permettait de faire pousser tout un mélange de plantes, d’herbes, et de graines rares venant hors de la Bretonnie : L’abbatiale avait ainsi la chance d’être totalement auto-suffisante pour produire des baumes, des onguents et des remèdes, et même d’avoir suffisamment de surplus pour en offrir aux autres sanctuaires de Shallya de la région. La jolie terre permettait aussi d’offrir de plaisants chemins de randonnée, surtout à travers le cloître central – nul doute qu’un bourgeois physiocrate trouverait que ce serait un sublime gâchis de superficie cultivable, mais il n’avait pas son mot à dire.
La richesse la plus importante venait des ruches, plus éloignées et au bout de la clôture monastique. Le Temple disposait en effet de magnifiques abeilles, ce qui permettait de produire un miel qui servait pour les remèdes, mais également à en vendre sur le marché ; De ce nectar, l’abbaye tirait un précieux bénéfice qui faisait la joie de la sœur camérière chargée des achats et des revenus du Temple.
C’était, en tout cas, le lieu qu’Éloi pouvait appeler son chez-lui. C’était là que sa mère enceinte avait été reçue, et qu’il avait vu le jour. Là où il avait hurlé son premier cri, au sein de la grande infirmerie, et tous ses lits, ses chambrées et ses bureaux, où l’on pouvait accueillir des dizaines de personnes en cas d’épidémies – et puisque la Brionne était habituée aux épidémies, le temps et les travaux ont su en adapter la configuration. Il avait poussé ses premières dents dans le grand réfectoire, sur les genoux de sœur Mathilde, la vieille sacristine de soixante ans chargée de l’entretien et de la propreté de toute la propriété. Il avait fait ses lettres très tôt dans la froide bibliothèque, jamais chauffée, ce qui lui avait valu des engelures en hiver : Mais il avait pu profiter des lectures et des remontrances sévères de la sœur préchantresse Clémence, bien avant qu’elle ne devienne prieuse de l’abbaye ; La fonction revenait aujourd’hui à sœur Amandine, une jeune fille qui n’avait que trois ans de plus qu’Éloi mais qui avait toujours été bien travailleuse et assidue. Plus âgé, pré-adolescent, il avait passé beaucoup de temps à travailler de la buanderie à l’écurie, car, autre signe important de richesse, l’abbaye avait la chance de posséder de beaux ânes et ânesses, un solide mulet, et même un cheval de somme.
Ce Temple, n’importe qui, peu importe son âge, son sexe, son rang dans la société de Bretonnie, même s’il était hors-la-loi, avait le droit sacré de rentrer et de s’y présenter pour demander l’asile et l’assistance des sœurs de Shallya. Dans les faits, le Temple était aujourd’hui, en cette époque, assez éloigné des faubourgs pour que peu de mendiants se pressent en une véritable foule pour leur demander du travail. Chaque jour, une demi-douzaine de malades ou nécessiteux se présentait venant quémander aumône, mais Éloi avait été plus souvent demandé dans la chapelle de la basse-ville qu’au sein du riche et grand Temple de la haute-ville.
Il devait être midi passé. Éloi commençait à avoir faim.
Alors qu’il passait devant la statue devant laquelle il s’inclinait, adressant une prière comme il est coutume pour chaque arrivant de le faire, Éloi entendit un sifflement. Le Gros Pierrot était assis sur un banc devant l’entrée, en train de cirer minutieusement des sabots. Il était entouré de poules échappées du poulailler, qui gloussaient dans tous les sens en jouant du bec, et en picorant des miettes de pain jetées au sol. Derrière lui, se dressaient la grande infirmerie et l’abbatiale.
« Tu viens graille l’Éloi ? J’espère qu’t’as pô trop la dalle, aujourd’hui c’ti potage et pain rassis, pas d’quoi remplir l’estomac d’un homme, non mon gars. »
Il haussa les épaules avant de continuer son cirage de sabots.
« C’est jour d’marché ! On d’vrait graille de la poiscaille, pas du potage ! ‘fin, la p’tite Amandine qu’elle est sortie avec deux p’tits convers pour faire les courses, donc j’pense que c’soir ça s’ra p’têt plus consistant. D’la sardine j’espère. »
Depuis qu’elle était préchantresse, Amandine passait le plus clair de son temps avec les jeunes orphelins recueillis par le monastère, les frères et sœurs dits convers. Fut un temps où elle et Éloi occupaient ce rang. Ils avaient passé de nombreux moments de leur enfance ensemble, plus encore qu’avec les autres dont ils avaient dû partager les souffrances et le dur labeur.
« L’prêtre qui doit v’nir te chercher est toujours pô arrivé, sité inquiet d’ça.
Tu comptes faire quoi d’ta journée à Orléac ? »