« Je n’entrerai pas dans votre jeu, mon père ; Tout le monde au Temple sait que vous êtes incapable de garder un secret !
– Hé, toujours aussi maline !
Je me souviens quand t’étais toute petite comme ça, une fois, t’étais de corvée pour raccommoder les chiffons pour les indigents… »
Éloi n’était pas le genre de garçon qui pouvait se replonger soudainement dans la normalité après le drame qu’il venait de vivre aujourd’hui. Peut-être parce qu’il était jeune et qu’il n’était pas habitué à ces drames. Ou peut-être parce qu’il n’avait pas la capacité qu’ont des gens comme Nathanaèle pour tout rejeter avec une abnégation sur-humaine ; Certains pourraient accuser la sœur au masque d’être cynique, et le prêtre grassouillet de ne pas assez souffrir pour ses ouailles. Comment l’une pouvait-elle juste effacer de sa mémoire un crime, et l’autre discuter de souvenirs nostalgiques doucereux alors qu’une femme était morte en mettant au monde une créature impie ?
Éloi aurait pu manifester cette question. Il aurait pu chercher de l’aide. Il choisit de tout garder pour lui, et de simplement forcer un sourire qui ne reflétait rien de son âme.
« Éloi, ça va ? Tout va bien ? »
Amandine lui touche l’épaule, et baisse sa main pour frôler l’entièreté de son bras. Un petit sourire tendre est apparu sur ses lèvres, alors qu’elle attend patiemment, en le regardant droit dans les yeux, qu’il manifeste un signe parfaitement factice de son bien-être.
Elle n’a pas l’air convaincue. Mais elle a la politesse sociale de faire comme si.
« Si quelque chose te tracasse… Tu sais que je suis toujours là pour t’écouter. »
Tout le monde assurait Éloi qu’elle était là pour l’écouter. Toutes les sœurs, et même Centule : il n’y avait qu’à demander. Mais c’était un mensonge, une phrase toute faite, préconçue, pour offrir un simulacre de réconfort. Du moins, c’est ce que Nathanaèle pourrait probablement dire à Éloi.
Qui révèle vraiment les choses qu’ils ont sur le cœur ? Les vraies choses ? On avait appris à Éloi toute l’importance de ne jamais mentir, de toujours rejeter la Corruption. Mais parler, ça serait réaliser la prophétie de Nathanaèle : Amener la Loi et le glaive sur Percefruit et la famille de la jeune fille.
Et Éloi avait trahi ses devoirs en tant que sujet de Sa Majesté Louen Cœur-de-Lion en refusant de livrer l’immonde bambin à un tonneau rempli d’eau, la méthode avec laquelle les tisserands d’Orléac se débarrassaient des encombrantes portées de chatons des matous gardant leurs greniers, à chaque printemps…
Alors Centule et Amandine parlèrent, de tout, de rien, d’anecdotes qu’il avait déjà vécu, de souvenirs plus-ou-moins attachants ; Ils prirent bien soin de mêler Éloi à la conversation, de lui arracher deux ou trois phrases d’approbation, sûrement tout gênés qu’ils étaient de voir le pauvre garçon qui n’était pas dans son assiette. C’était par gentillesse. À Éloi seul de juger si leur effort était admirable, ou étouffant.
Au moins descendirent-ils jusqu’au réfectoire. Là, ils purent aller s’asseoir à un banc pour retrouver d’autres sœurs. Comme les trois autres fois où Éloi l’avait vu passer dans ces murs, Centule put parler, encore, et encore, de tout ce qu’il avait vu en Tilée, pour épater la galerie et faire son intéressant ; Il racontait comment les gens du Sud se maquillaient, comment ils avaient d’étranges carnavals où ils construisaient des statues de plâtre, ou qu’à Remas ils rendaient hommage à leur Déesse Myrmidia en brûlant de la myrrhe, peut-être l’encens le plus coûteux du Vieux Monde tout entier. Et en réponse à ses souvenirs de voyage, les sœurs cancanaient sur la petite vie en comparaison bien humble d’Orléac, où la Fête des Cochons ou les foires annuelles passaient pour des rassemblements culturels très importants.
Au moins, le vœu de Pierrot le Simplet était exaucé, car après avoir été contraint à une diète méridienne, voilà qu’on leur servait une chaude bouillabaisse de rascasse et rouget, épaissie par des morceaux de pain rassis frottés à l’ail.
Centule trouva le moyen de se plaindre que le vin qu’on lui servait n’était pas fort, et trouva bien sûr l’occasion par là de raconter comment il buvait bien en Tilée, même dans les galères où les rameurs n’avaient que ça pour tenir – et le voilà surenchérissant à nouveau sur une vieille remembrance de quand il était plus jeune, qu’il avait plus de cheveux sur la tête, et que tous les clercs autour de la table étaient encore des gosses.
Bientôt Éloi partirait avec cet homme sur les routes. S’il passera quelques jours à se restaurer à Orléac, avant la fin de la semaine, il était certain qu’il repartirait avec le jeune oblat. Et ce serait la dernière fois avant longtemps qu’il reverrait Orléac.
L’heure des complies fut sonnée par les cloches de l’abbatiale. En franchissant le linteau de la nef, le calme revenait naturellement au sein des rangs des prêtresses, même parmi les plus dissipées. Il y avait toujours un oblat trop jeune pour tenter de chuchoter à ses camarades, mais il était chaque fois réprimé par un « Shhh ! » provenant de ses propres comparses. Se faire trop entendre durant la sacrée liturgie, c’était attirer les foudres de la prieuse Clémence ; et si elle était d’ordinaire fort occupée par la gestion quotidienne de l’abbaye, personne n’avait envie d’empiéter sur son précieux temps pour se voir inculqué des leçons de discipline.
Les sœurs Michelle et Annabelle étaient remontées de la basse-ville : le service de nuit serait assuré par de nouvelles prêtresses, et les voilà qu’elles prenaient place vers les bancs du fond, côte-à-côte toutes les deux. Toutes les bouches à nourrir et toutes les fonctions du grand temple de Shallya étaient là : La vénérable Mathilde, sacristine de soixante ans, était en train de soigneusement changer les bougies en cire que des mendiants et criminels avaient dû confectionner en paiement de la générosité de la religion. Les doyennes prenaient place près de l’autel, de vieilles dames avec des canes, de gros nez et des mains endommagées par les engelures, se réservaient les premiers rangs : c’était bien tout ce qu’elles méritaient pour une vie entière dédiée à Shallya. La sœur camérière était en train de discuter à voix basse avec une Clémence qui avait posé des petites lunettes sur son nez pour relire le bréviaire qu’elle déposait sur un pupitre devant elle. Amandine, elle, se plaçait sur les côtés, près du chœur, où elle engueulait à voix basse, seuls des bribes d’échos portés par l’acoustique renseignant de la chamaillerie qui avait failli émerger dans les rangs des garnements.
Des laïcs étaient là. Ils étaient toujours dans le fond, mais le grand temple d’Orléac ne manquait jamais de visiteurs. Il y avait des habitués, des gens très pieux qui ne manquaient jamais les prières, souvent des anciens, ou des croyants bien fidèles. D’autres étaient là plus épisodiquement. Éloi en reconnut bien certains. Beaucoup de marchands, quelques indigents en haillons, mais ceux-là étaient plus rares – c’est qu’il fallait remonter toute l’esplanade pour atteindre les hauteurs de la cité et son abbatiale.
Plus surprenant peut-être, un chevalier était ici : un vrai chevalier, en armure, avec un heaume posé sur ses genoux. Peut-être un qui venait juste d’arriver après une quelconque errance. Il était très intéressant de noter qu’il ne portait pas de ceinture – Shallya haïssait le sang, il était nécessaire pour tout le monde de laisser ses armes avant la clôture monastique, sous peine de commettre un sacrilège. Mais voilà, ce pieux guerrier était assis au même banc que Pierrot le Simple, et il n’y avait probablement que dans un Temple dédié à la Colombe qu’on pouvait trouver un seigneur côte-à-côte avec un gueux de la plus basse extraction.
Plus inquiétant par contre, Nathanaèle était là. Elle était étonnamment assise à côté des doyennes, alors qu’elle n’avait que la trentaine. Elle n’avait pas de fonction officielle au sein du Temple, peut-être car elle était revenue il y a encore peu, et que l’abbesse n’avait pas encore eu le temps de lui attribuer une charge…
…Car c’était la seule absente. Tout le monde était là, sauf Sébire de Malicorne. La magnifique cathèdre de l’abbesse, cette insolente chaise dorée trônant au-dessus de tous, demeurait vide. Clémence n’occupait qu’un siège en bois en comparaison clairement inférieure, même en l’absence de celle qui devait diriger tout le Temple.
La prieuse s’avança finalement juste derrière l’autel, cernée entre la sacristine et la camérière. Elle leva les mains, et, d’une voix ferme et franche, récita la même formule sempiternelle et quotidienne d’introduction :
« Shallya, viens à notre aide. »
Tout le monde dans la nef se leva ; il fallut un peu de temps et de soutien pour que les vieilles doyennes puissent être toutes droites, et c’est donc avec un temps de latence que vint la réponse de tous les fidèles assemblés :
« Shallya, viens à notre secours.
– Honneur à ta douceur, honneur à tes ailes.
– Veille sur nos enfants pour les siècles et les siècles. »
Tout le monde, clercs comme laïcs, fit le signe d’une croix sur son cœur. Et tout le monde resta bien debout tandis que Clémence fit une intervention fort laconique – comme à son habitude.
« Shallya veille sur nous, biens chères sœurs, biens chers frères.
Et Shallya a veillé sur l’un d’entre nous ; C’est très chaleureusement, et avec tout mon cœur, que je reçois le père Centule, prêtre du culte, qui nous revient de longues années en pèlerinage au sein de la Tilée, où il a donné de son corps et de son âme pour porter secours aux pauvres larrons condamnés à l’atrocité des galères ; Notre Déesse a su le garder au-delà du Piedmont et des mers, et l’a sauvegardé de la maladie et de l’épuisement.
Il viendra lire pour nous un extrait du Bréviaire des Souffrances. »
Seule Clémence était capable d’utiliser des mots comme « très chaleureusement » avec une froideur glaçante. Lorsqu’elle priait, elle priait bien, sans jamais digresser, en respectant parfaitement les horaires, et en suivant à la lettre le Rite Couronnois le plus orthodoxe du Vieux Monde. Même ses sermons personnels, qui étaient l’occasion pour elle de parler de l’actualité locale, de la vie de la communauté, des fêtes ou des travaux qui allaient avoir lieu, étaient notoirement expéditifs, et détachés.
Elle était une prieuse expérimentée. Mais certainement pas la plus attachante.
En tous cas, voilà que Centule se levait, et allait discrètement prendre place derrière la sœur camérière. En attendant, Amandine se retournait, leva sa main pour faire un signe aux petits oblats, et alors, tous les fidèles assemblés purent commencer à chanter l’hymne du jour ;
Pour les clercs, il n’y avait pas de problème. Pour les laïcs qui venaient juste d’arriver, comme le pauvre chevalier encore en armure, il fallait de façon bien gênée faire semblant de chanter, en mimant les mots. Éloi put voir, en jetant un furtif regard, comment Pierrot osa s’avancer près du noble pour gentiment lui chuchoter quelque chose, peut-être justement pour le notifier de ce qu’il fallait psalmodier. Le noble écarquilla les yeux, et sembla observer Pierot avec un mélange de crainte et de consternation. Il ne le remercia que d’un vif et sec signe de tête.
« ♫ Laudamus te,
benedicimus te,
adoramus te,
glorificamus te,
gratias agimus tibi propter magnam gloriam tuam… ♪ »
Presque personne dans la salle pouvait prétendre parler le Classique. Des gens bien lettrés et éduqués comme Clémence le maniaient sans soucis, dans une érudition docte et maîtrisée : C’était réservé aux sœurs qui devaient écrire des traités de médecine qui seraient lus à travers le Vieux Monde, sans barrière de patois ou de vulgaire.
Mais pour les petits clercs comme ceux qu’Amandine éduquait, il s’agissait surtout de recracher de la phonétique, des phrases sans construction grammaticale, où il fallait plus faire de l’emphase avec le cœur et la douce voix d’un enfant, plutôt que de chercher à comprendre le sens de ce qu’on disait.
Pour la plupart des laïcs, c’était carrément un charabia incompréhensible. Même les notaires ou les édiles de la ville avaient depuis bien longtemps abandonné le Classique, le Royaume de Bretonnie (Pourtant toujours très lent à changer ses usages) ayant répandu l’usage de la langue chevaleresque de la cour royale au sein de son administration, au lieu de s’en tenir à des locutions d’une civilisation morte et enterrée depuis des millénaires.
Fort heureusement pour eux, l’antienne fut proclamée en vernaculaire, un des rares changements admis au sein du Rite Couronnois. Et c’est ainsi avec bien plus de tonalité que tout le monde déclara :
« Aspergez-moi, Shallya, avec l’hysope, et je serai pur,
Lavez-moi, et je serai plus blanc que neige. »
Centule dépassa Clémence, qui lui laissa la place. Il plissa très fort des yeux, car il n’avait pas la chance d’avoir des lunettes comme la prieuse. Il éclaircit sa gorge, et alors, il lit un texte qu’Éloi avait entendu encore et encore, depuis qu’il n’était qu’un bambin de 3 ans qui écoutait bêtement dans cette même nef, à se faire rouspéter par celle qui alors était préchanteresse, parce qu'il suçait son pouce pendant la récitation.
« Bréviaire des Souffrances, Psaume quatre-vingt-huit ;
Lorsque j’agonise et que je saigne,
C’est la Colombe qui étend ses ailes,
Et lorsque je tombe et que j’échoue,
C’est Elle qui me recouvre et me protège.
C’est Elle qui nous sauve des filets des chasseurs,
C’est Elle qui nous garde de l’indicible peste.
C’est Elle qui éloigne les terreurs de la nuit,
Et c’est Elle qui intercède auprès de son Père.
Les mécréants peuvent bien nous capturer,
Ils peuvent bien se résoudre à nous torturer ;
Qu’ils violent les corps de dix mille femmes,
Qu’ils excisent leurs intimités,
Qu’ils déchirent leurs ventres,
Qu’ils cautérisent leurs lèvres pour qu’elles cessent de crier,
Qu’ils arrachent leurs paupières pour qu’elles ne puissent plus pleurer,
Qu’ils enfoncent des clous dans leurs chevilles pour qu’elles ne puissent plus s’échapper.
Toi, tu resteras hors d’atteinte.
Qu’ils les souillent, qu’ils sèment le malheur, qu’ils haïssent et fassent régner l’injustice,
Nous ne cesserons jamais notre mission.
Nous trouvons notre raison de prier dans chaque tourment.
Nous ne souhaitons aucune haine, nous ne combattons pas,
Nous ne répondons à aucune offense.
Car Véréna et Morr, ses parents,
Se chargeront de réparer toutes les fautes au centuple.
À nous de hurler et de pleurer. »
Annabelle, Michelle et Éloi descendaient tranquillement de l’abbaye après les Laudes. Clémence lui avait dit : ce n’était pas parce qu’il allait bientôt partir avec Centule que le jeune oblat allait avoir quartier libre. Mais Éloi avait depuis deviné pourquoi Clémence lui offrait un sourire tout en lui donnant la charge d’aller s’occuper des nécessiteux au sein de la chapelle de la ville-basse, elle qui ne souriait normalement sous aucun prétexte ;
Elle lui offrait Orléac. Elle lui offrait de dernières occasions de profiter de ses rues, de ses gens, de ses pêcheurs qui allaient voguer avec le lever du soleil pour chercher le poisson de la bouillabaisse. Elle lui offrait ses travées, elle lui offrait la compagnie de deux sœurs agréables qui pouvaient bien parler lorsqu’elles le souhaitaient. Elle lui offrait son départ.
Mais alors qu’Éloi était bien abandonné à ses pensées, à ses souvenirs, après une nuit de sommeil et un frugal petit déjeuner, les deux sœurs s’arrêtaient au détour d’une ruelle. Tout un tas de gens des bas quartiers, en train de s’éveiller pour s’occuper de leurs échoppes de poterie ou leurs pièces de chiffonniers à raccommoder, furent surpris par une clochette agitée à tue-tête.
« Faites place ! Arrière ! Faites place ! Arrière ! Faites tous place ! Arrière ! »
Un sergent aux couleurs de la ville remontait la ruelle en obligeant tout le monde à déguerpir. Il vociférait bien fort, mais en découvrant les trois clercs en robes du culte, son ton changea pour prendre un air plus courtois :
« Mes sœurs, mon frère, arrière, je vous prie ! »
Les trois purent donc quitter la chaussée semi-pavée pour s’accoler aux murets d’une ruelle bien étroite. Et on entendit du raffut qui commençait à remonter.
Une grosse charrette, escortée par d’autres hommes d’armes portant des lances. Michelle se plaignit en grommelant.
« Allons bon, quoi donc ?
– Doux Morr ! »
Annabelle posa une main sur sa bouche. Les yeux de Michelle s’écarquillèrent, et en découvrant ce qui alourdissait la charrette des militaires, elle ne put s’empêcher de faire le signe du papa de Shallya : Elle passa une main au-dessus de ses yeux.
Plus d’une demi-douzaine de cadavres ensanglantés avaient été jetés les uns sur les autres. Des bras et des pieds déchaussés en dépassaient. L’un avait la bouche ouverte, et les yeux révulsés.
Et Éloi les reconnaissait tous, tout de suite.
Il y avait là le banquier Tiléen.
Il y avait la femme armée.
Il y avait Ittocore.
Et toute sa garde privée.
[Éloi] Extrême-onction
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Re: [Éloi] Extrême-onction
La sollicitude que me témoigne Amandine me touche, bien sûr, avec toutefois une certaine ambivalence. Car aussi puissant que soit mon besoin, si pressante ma quête de réconfort, je ne puis rien dire sans trahir les efforts consentis jusqu’alors. Se confier en cet instant constituerait tout au plus un acte égoïste, un vain soulagement, mais surtout une déchéance de la confiance des gens de Percefruit. Ce serait fragiliser le secret de cette journée, exposer l’innocente ignorance de la population du village à des représailles, et propager une inquiétude indésirable. Parler, c’est nier cette journée, et mettre en danger demain. Je tais donc la raison de mon émoi, même s’il m’en coûte.
Nos pas nous menant bientôt jusqu’aux bancs du réfectoire, nous sommes peu à peu rejoints par d’autres sœurs, un petit groupe se rassemblant progressivement dans notre sillage, comme attiré par les éclats de voix de Frère Centule. Que la discussion a pu suivre son cours en dépit de mon silence n’est pas pour me déplaire, aussi m’applique-je à ne pas renchérir aux répliques des unes et des autres. Les yeux baissés, je m’en vais quérir un broc d’eau, prenant bien garde à ne pas croiser d’autre regard. Alors que je reviens vers la tablée, ledit récipient entre les mains, je constate non sans soulagement que la conversation va bon train, aussi procède-je rapidement au service de mes sœurs, avant de regagner ma place laissée vacante à l’immédiate droite de Frère Centule. Ainsi placé bien malgré moi à proximité du centre de l’attention générale, je me réfugie dans la contemplation de ma propre pitance, plongeant mon regard peiné dans mon écuelle, dissimulant mon malaise dans la lente ingurgitation de la bouillabaisse. Désormais sourd aux sollicitations extérieures, je m’applique à lentement panser les plaies de cette journée. Du bout de mon grossier couvert de bois, je tourne, et retourne les morceaux de mie dans la soupe, comme autant de tracas pour mon esprit préoccupé.
Chanter les complies m’apaise, ne serait-ce que pour un temps. Comme à l’accoutumée, la majorité de la communauté se rassemble pour ce dernier office de la journée. Nombre de laïcs sont également présents, pour remercier la déesse et clore ce jour en bonne piété. Nous prions à cette heure pour remercier Shallya de sa bienveillance et sa miséricorde quotidienne, et pour implorer sa protection lors de nos tribulations ici-bas. C’est la première occasion qui m’est donnée depuis plusieurs heures d’extérioriser ma souffrance, la laissant filer avec ma voix au gré des cantiques routiniers. Lorsque vient le moment de la lecture du psaume du Bréviaire de la Souffrance, je m’efforce d’en méditer chaque verset, d’en faire mienne la sagesse. Nous portons chacun en partage une part de l’infinie souffrance de la déesse, et il nous revient d’en décharger notre prochain, autant que faire se peut. Cette tâche nous est nécessairement dévolue, en vue de lutter contre les maux du monde. Douleur, misère et détresse sont de fait notre lot quotidien, notre contribution au divin dessein shalléen. A nous de hurler et de pleurer.
Jusque tard ce soir-là, dans la pénombre de mon exigüe cellule, je peine à trouver le sommeil. Le regard rivé au plafond obscurci, je songe aux pupilles d’ambre qui, peut-être, à quelques lieues de là, a besoin de moi. En proie à un profond désespoir, je prie Shallya, l’implorant de veiller sur cette petite étincelle de vie, quelque part, si loin, si démunie.
Un jour nouveau se lève sur Orléac, au son des cantiques des Laudes. Je me suis quant à moi éveillé l’esprit bien vide, après une nuit pourtant tourmentée. Pas encore parti, mais déjà plus vraiment là, je m’adonne à la routine coutumière, quelque peu désorienté par l’étrange temporalité de ma situation. Le départ de Frère Centule n’étant pas imminent, je vaque donc comme d’ordinaire, aidant un moment aux cuisines avant de me sustenter chichement et de vaquer, ayant fait provision de plusieurs miches de pain noir à l’intention des plus démunis sur le chemin de la chapelle d’en-bas. Descendant d’un bon pas le long de la ruelle menant au faubourg en contrebas de la ville, je songe au temps écoulé depuis la veille, ainsi qu’aux épreuves endurées. Ni Michelle, ni Annabelle ne m’a encore adressé la parole pour me réconforter, quoique la compassion de chacune à mon endroit me soit nettement perceptible. Nous cheminons donc en silence, s’arrêtant parfois pour bénir notre prochain, rendant aussi le salut de quelques-uns.
Las ! Je n’attendais point le malheur de si bon matin. N’ayant fait que peu de cas des appels de la soldatesque, ce n’est que lorsque la charrette parvient à mon niveau que mon regard tombe sur sa morbide cargaison. Morr ! Je me sens blêmir, à mesure que je reconnais les visages blafards de la troupe d’étrangers de Percefruit. Assommé par l’incompréhension, je reste un moment stupéfait, scrutant leurs paupières closes, ou leurs yeux révulsés, en quête d’un sens à cette tuerie. La route dégagée de tout badaud, l’attelage se remet en branle, rompant mon instant d’effarement comme je me souviens de la veille. Je me souviens des mots du bailli, et de ce que je lui ai dit pour couvrir notre passage par les bois. Je sais pourquoi je l’ai fait. Pour éviter que notre secret d’hier ne soit découvert. Pour préserver la tranquillité de Percefruit. Il ne m’était pas venu à l’esprit que le bailli en veuille à la vie de ce même banquier tiléen, quand bien même ce-dernier avait admis devoir se rendre à Orléac pour une affaire de prime importance.
J’entends Sœur Michelle me héler, un peu plus loin. Hésitant un moment, toujours interloqué, ne pouvant m’empêcher de m’interroger quant aux motivations du bailli Guéric et de sa famille, je reste là, pantelant, chancelant. Mortifié par les implications de cette funeste nouvelle, j’obtempère finalement, leur emboîtant le pas, songeur.
Resserrant ma main sur la petite colombe de bois toujours à mon cou, je respire profondément, le cœur serré, en proie à une vive inquiétude. J’espère de toute mon âme que nos efforts de la veille n’auront pas été vains.
Nos pas nous menant bientôt jusqu’aux bancs du réfectoire, nous sommes peu à peu rejoints par d’autres sœurs, un petit groupe se rassemblant progressivement dans notre sillage, comme attiré par les éclats de voix de Frère Centule. Que la discussion a pu suivre son cours en dépit de mon silence n’est pas pour me déplaire, aussi m’applique-je à ne pas renchérir aux répliques des unes et des autres. Les yeux baissés, je m’en vais quérir un broc d’eau, prenant bien garde à ne pas croiser d’autre regard. Alors que je reviens vers la tablée, ledit récipient entre les mains, je constate non sans soulagement que la conversation va bon train, aussi procède-je rapidement au service de mes sœurs, avant de regagner ma place laissée vacante à l’immédiate droite de Frère Centule. Ainsi placé bien malgré moi à proximité du centre de l’attention générale, je me réfugie dans la contemplation de ma propre pitance, plongeant mon regard peiné dans mon écuelle, dissimulant mon malaise dans la lente ingurgitation de la bouillabaisse. Désormais sourd aux sollicitations extérieures, je m’applique à lentement panser les plaies de cette journée. Du bout de mon grossier couvert de bois, je tourne, et retourne les morceaux de mie dans la soupe, comme autant de tracas pour mon esprit préoccupé.
Chanter les complies m’apaise, ne serait-ce que pour un temps. Comme à l’accoutumée, la majorité de la communauté se rassemble pour ce dernier office de la journée. Nombre de laïcs sont également présents, pour remercier la déesse et clore ce jour en bonne piété. Nous prions à cette heure pour remercier Shallya de sa bienveillance et sa miséricorde quotidienne, et pour implorer sa protection lors de nos tribulations ici-bas. C’est la première occasion qui m’est donnée depuis plusieurs heures d’extérioriser ma souffrance, la laissant filer avec ma voix au gré des cantiques routiniers. Lorsque vient le moment de la lecture du psaume du Bréviaire de la Souffrance, je m’efforce d’en méditer chaque verset, d’en faire mienne la sagesse. Nous portons chacun en partage une part de l’infinie souffrance de la déesse, et il nous revient d’en décharger notre prochain, autant que faire se peut. Cette tâche nous est nécessairement dévolue, en vue de lutter contre les maux du monde. Douleur, misère et détresse sont de fait notre lot quotidien, notre contribution au divin dessein shalléen. A nous de hurler et de pleurer.
Jusque tard ce soir-là, dans la pénombre de mon exigüe cellule, je peine à trouver le sommeil. Le regard rivé au plafond obscurci, je songe aux pupilles d’ambre qui, peut-être, à quelques lieues de là, a besoin de moi. En proie à un profond désespoir, je prie Shallya, l’implorant de veiller sur cette petite étincelle de vie, quelque part, si loin, si démunie.
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Un jour nouveau se lève sur Orléac, au son des cantiques des Laudes. Je me suis quant à moi éveillé l’esprit bien vide, après une nuit pourtant tourmentée. Pas encore parti, mais déjà plus vraiment là, je m’adonne à la routine coutumière, quelque peu désorienté par l’étrange temporalité de ma situation. Le départ de Frère Centule n’étant pas imminent, je vaque donc comme d’ordinaire, aidant un moment aux cuisines avant de me sustenter chichement et de vaquer, ayant fait provision de plusieurs miches de pain noir à l’intention des plus démunis sur le chemin de la chapelle d’en-bas. Descendant d’un bon pas le long de la ruelle menant au faubourg en contrebas de la ville, je songe au temps écoulé depuis la veille, ainsi qu’aux épreuves endurées. Ni Michelle, ni Annabelle ne m’a encore adressé la parole pour me réconforter, quoique la compassion de chacune à mon endroit me soit nettement perceptible. Nous cheminons donc en silence, s’arrêtant parfois pour bénir notre prochain, rendant aussi le salut de quelques-uns.
Las ! Je n’attendais point le malheur de si bon matin. N’ayant fait que peu de cas des appels de la soldatesque, ce n’est que lorsque la charrette parvient à mon niveau que mon regard tombe sur sa morbide cargaison. Morr ! Je me sens blêmir, à mesure que je reconnais les visages blafards de la troupe d’étrangers de Percefruit. Assommé par l’incompréhension, je reste un moment stupéfait, scrutant leurs paupières closes, ou leurs yeux révulsés, en quête d’un sens à cette tuerie. La route dégagée de tout badaud, l’attelage se remet en branle, rompant mon instant d’effarement comme je me souviens de la veille. Je me souviens des mots du bailli, et de ce que je lui ai dit pour couvrir notre passage par les bois. Je sais pourquoi je l’ai fait. Pour éviter que notre secret d’hier ne soit découvert. Pour préserver la tranquillité de Percefruit. Il ne m’était pas venu à l’esprit que le bailli en veuille à la vie de ce même banquier tiléen, quand bien même ce-dernier avait admis devoir se rendre à Orléac pour une affaire de prime importance.
J’entends Sœur Michelle me héler, un peu plus loin. Hésitant un moment, toujours interloqué, ne pouvant m’empêcher de m’interroger quant aux motivations du bailli Guéric et de sa famille, je reste là, pantelant, chancelant. Mortifié par les implications de cette funeste nouvelle, j’obtempère finalement, leur emboîtant le pas, songeur.
Resserrant ma main sur la petite colombe de bois toujours à mon cou, je respire profondément, le cœur serré, en proie à une vive inquiétude. J’espère de toute mon âme que nos efforts de la veille n’auront pas été vains.
Modifié en dernier par [MJ] La Fée Enchanteresse le 10 janv. 2021, 12:19, modifié 1 fois.
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Frère Éloi Voie du Prêtre Mystique
Profil : For 9 | End 9 | Hab 8 | Cha 11 | Int 11 | Ini 8 | Att 9 | Par 8 | Tir 8 | Mag 14 | NA 1 | PV 75/75
États temporaires
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La vie avant tout : doit tenter d'interrompre les affrontements auquel il assiste, à moins que le combat ne soit mené contre des ennemis.
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