Rollet obtempéra lui aussi, chargeant le corps sans vie d'Artur sur ses épaules après avoir maladroitement encouragé Armand pour son entreprise à venir. Le vieux chevalier mentait mal : il était évident que la tournure des évènements l'arrangeait, qu'il préférait mille fois attendre Armand hors des murs que devoir en visiter l'intérieur à ses côtés.
Une fois seul dans le hall du château familial, Armand contourna les escaliers pour aller en direction de la chapelle du Graal qui siégeait dans ces murs. Passant par l'une des épaisses doubles portes en bois, il dut tout d'abord traverser l'ancienne salle à manger du domaine. Une table de vingt pieds de long avec des guivres sculptées pour ses quatre pieds se dressait au centre de la salle. Nulle illusion ne venait tricher ici avec la véritable apparence des lieux : le bois présentait par endroits des impacts de coups d'épée, et parmi les deux rangées de chaises, quelques unes étaient brisées en morceaux. De même, une seule des deux statues de chevalier dans les alcôves avait été épargnée par les combats : l'autre gisait au sol, reposant piteusement sur son ventre. Au sol, une flaque d'eau contre le mur ouest témoignait des problèmes structurels qu'avait connu le château lors des éboulements : il n'y avait pas de trou, mais plusieurs inquiétantes fissures au plafond, qui avaient du laisser s'échapper l'eau de pluie. Pourtant, au plafond toujours, le lustre en cristal semblait presque épargné par ces deux mois de délaissement, brillant toujours de sa douce lueur blanche. Autrefois, Armand et Anne laissaient courir la rumeur que, tant que le lustre était illuminé, c'était signe que la Dame les couvrait toujours de sa bénédiction : à le voir toujours émettre une douce lueur blanche aujourd'hui, il fallait croire que c'était là un autre artifice de leur cru.
Lorsqu'Armand passa la double porte vitrée menant à la chapelle du Graal, le décor changea si brutalement qu'il sut instinctivement être de retour dans une illusion. Tout était trop propre, comme si les serviteurs du château n'avaient jamais cessé d'entretenir les lieux.
De grands piliers de bois soutenaient un balcon du même matériau, en forme de U, qui surplombait la chapelle aux murs de pierre. D'étroites arcades au sud et au nord mènent à l'objectif d'Armand : des escaliers en colimaçon qui s'enroulent vers le balcon au premier étage. Contre le mur nord toujours, une imposante porte est barrée d'une poutre de bois : Armand savait qu'elle menait vers le cimetière dédié aux nobles de Lyrie.
A l’extrémité est de la chapelle reposait un autel en pierre flanqué de deux candélabres de fer, avec un bas relief sculpté pour représenter un Graal. Trois vitraux représentant la Dame du Lac décoraient les murs derrière l'autel, tandis que devant, quelques chaises en bois étaient disposées pour permettre aux croyants âgés de se recueillir assis.
Entre l'autel et les chaises, une silhouette agenouillée était en train de prier. Quand bien même elle était de dos, sa silhouette fine, son élégant chignon au-dessus de la collerette de sa robe aussi sombre que luxueuse, ainsi que sa voix, étaient autant de détails qui trahissaient une familiarité qu'Armand pouvait utiliser pour deviner son identité : il ne faisait nul doute que devant lui se tenait sa mère - ou une autre illusion la représentant - qui priait. Elle n'avait pas réagi à l'entrée de son fils dans la pièce, peut-être ne l'avait-elle pas remarqué, toute occupée qu'elle était à supplier à haute voix. Dans sa voix qui résonnait sur les murs, la détresse était palpable, et ses mots étaient tremblants d'une émotion trop forte pour être contenue.
- Je vous en supplie, je ferais tout ce que vous voudrez. Par pitié, je sais que je ne le mérite plus, mais je vous en conjure, je sacrifierais tout ce que j'ai pour cela, je démantèlerai l'infamie, je dénoncerai les parvenus, je remettrai la Lyrie toute entière sur votre chemin, je ferais tout ce que vous me demanderez et plus encore, je vous le jure, mais par pitié, par pitié... sauvez-le. Faites-moi un signe, juste un, maintenant, et je saurais, je saurais que j’œuvrerais désormais en votre nom et à jamais car vous l'épargnerez. Si vous ne le faites pas pour la traitresse que je suis, faites-le pour lui, il est encore si innocent, si pur, il ne mérite pas de payer pour mes pêchés. Un signe, n'importe quoi, je vous en supplie, je vous en supplie, mais par pitié ma Dame, manifestez-vous...