Heureusement, dans leur malheur, tous les deux avaient été installés ensemble. Mais pas tout de suite. Les premiers jours, Surcouf avait été seul et les journées avaient été encore plus longues jusqu'à ce que son compère bretonnien ne lui fut associé. Jusque-là, ce dernier avait occupé une cellule voisine avec un vieux fou qui pissait dans le seau d'eau fraîche dès que Josselin s'assoupissait. Il avait voulu croire à un accident la première fois mais les ricanements du vieux cinglé quand il s'approchait pour boire ne mentaient pas sur son intention de le faire chier. Les geôliers avaient changé l'eau une fois, deux fois, trois fois puis ils avaient trouvé plus sage de déménager Jo', laissant le vieux paumé seul avec sa démence fût-elle feinte.
Ce regroupement amical avait permis à Jo' de se confier à Surcouf plus facilement qu'il ne l'avait fait lors de leur première rencontre, notamment sur les véritables raisons de son incarcération. C'était l'histoire triste et sordide d'un gigolo du Suiddock qui aimait d'un amour stupide une bourgeoise de Goudberg.
- J'avais pas une gueule trop moche sous ma casquette de débardeur et je trainais à Tempelwijk où c'est que j'jouais du canif. J'étais le roi des tavernes, le tombeur des bals populaires...
Bref, d'après ses propres dires c'était le bon Jules, pas bégueule et presque honnête qui n'avait pas trop de scrupule à gagner sa croûte sous la couette.
- Mais l'angoisse c'est qu'un beau soir j'ai rencontré c'te môme, son sourire en balançoire, ses grands airs et ses diplômes. J'aurais mieux fait d'la maquer sur l'trottoir pour « trois d'argent » plutôt que de m'amouracher d'cette salope en cavale... Depuis que je l'ai dans la peau, j'suis plus le marlou d'mes débuts ; j'parlais de m'mettre au boulot, de plus trainer dans les rues. Pour lui offrir des dentelles, j'ai renoncé au fric-frac, aux coups d'surins et d'semelles, aux combines et à l'arnaque...
Au final, la belle l'avait jeté. Lorsqu'elle en avait eu assez de l'insistance de Jo', elle l'avait piégé et fait accuser, auprès de son père, d'agression, de vol et même de viol. C'était pour échapper à tout ça qu'il avait tenté de se faire passer pour un bosco sur « La Grâce de Manann ». Evidemment, devant les juges, la parole du pauvre Josselin n'avait pas pesé lourd face à celle d'une fille de bonne famille, en apparence bien sous tous rapports, disposant de preuves et de témoins...
Une fois tous les huit jours, Surcouf et les autres détenus avaient droit à une promenade à l'air libre. Une demi-heure. Une seule petite demi-heure hebdomadaire d'air pur. Trop courte la première fois puis, de plus en plus attendue et appréciable, elle semblait plus longue les fois suivantes. A cette occasion, on pouvait croiser certains des autres prisonniers de Rijker et agrandir son cercle de connaissances. Ce n'était pas facile de s'intégrer sans devenir un poil à gratter et attirer les mauvais yeux. Il y avait toujours de gros bras prêts à vous flaquer une rouste pour un oui, pour un non, sous le regard goguenard des matons qui n'intervenaient jamais trop tôt. Les contrevenants finissaient toujours par faire un séjour de quelques jours dans les cellules de la Crypte ce qui invitait, malgré tout, à se tenir à carreau. Ainsi, la grande majorité des détenus préférait-elle profiter de la promenade pour faire un peu d'exercice, regarder le ciel autrement qu'au travers des barreaux ou discuter tranquillement.
En plus de cette bouffée d'air pur, l'aumônier de la prison, le frère Martinus du clergé de Shallya, était parvenu, cette année, à obtenir du gouverneur de l'île, l'Honorable Ludwig de Beq, une demi-heure supplémentaire de promenade pour fêter l'Hexenstag. En homme passionné, voire obsédé, par l'astronomie et l'astrologie, Ludwig de Beq souhaitait commencer cette nouvelle année sous les meilleurs auspices et les astres étaient propices à ce qu'un tel acte de bonté et de charité fut remarqué des dieux.
Pour les prisonniers du bloc A, niveau 1, comme Josselin et Surcouf, il y aurait donc une heure entière de promenade d'ici deux jours...