Celui qui vient se battre contre notre liberté,
Voyez comme il se tue à la tâche,
Pour nous spolier de nos biens et de nos cités.
À travers les cris et les détonations,
Que nous pouvions entendre chaque jour,
Nombre d’Impériaux ces jours-là,
S’étranglaient dans leur propre sang.
Mais Marienburg est toujours libre,
Brisant la vague des hordes Impériales,
Que Manaan garde nos terres et le Rijk,
Et nous les tiendrons à jamais. »
– Hymne national de la République du Pays des Jutones.
Ce mois d’Ulriczeit était plus froid que ceux habituels. Il était rare que Marienburg connaisse le gel, et pourtant, en une nuit plus rude que les autres, des flocons étaient tombés sur les ruelles des différentes îles qui composaient la cité la plus prospère du Vieux Monde. Le quartier de l’Ostmuur ressentait cette tempête : Dans la matinée, les édiles municipaux qui ne s’attendaient pas à une chute de neige si soudaine n’avaient pas pensé à saler les pavés, et à présent, la chaussée toute entière n’était devenue qu’un piège horrible que l’humidité avait rendue glissante, empêtrant la circulation et gênant les allées-et-venues des ouvriers qui comptaient tranquillement se rendre en ce début de semaine à l’Arsenal ou sur les quais pour travailler.
L’Ostmuur n’était ni le quartier le plus huppé, ni le plus misérable de Marienburg. C’était en quelques sortes l’excroissance du Goudberg, ce district aux habitants bien plus aisés, aux costumes plus raffinés, aux avenues plus éclairées la nuit. Les patrices et les riches hommes d’affaires du Goudberg avaient quantité de domestiques, de charretiers et de petit personnel qui, la nuit, allait crécher dans l’Ostmuur voisin, où les loyers si chers de Marienburg étaient soudain un peu plus abordables. De nombreuses maisons à colombage accueillaient des familles entassées les unes sur les autres, mais il y avait assez d’argent qui circulait pour que le tout soit salubre et que les habitants puissent bien se nourrir tous les soirs.
Et puis, entre ces grosses habitations que se partageaient plusieurs foyers, il avait une petite barrière de fer qui donnait sur un cul-de-sac et une petite cour. Une plaque de bronze devant la barrière donnait l’adresse et un nom qui sonnait trop reikspiel pour être honnête : Hänshel. Une vieille famille du Westerland, à l’époque où on appelait encore cette contrée le Westerland. L’arrière-grand-papy Hänshel avait comprit, plus intelligent que d’autres, que la loyauté à un Empereur qui vivait à Altdorf avait bien peu d’importance comparé au calme et à la prospérité de l’embouchure du Reik, qu’il fallait à présent appeler proprement le Rijk, et voilà comment ces petits négociants s’étaient ancrés ici, à l’ombre, dans ce cul-de-sac d’un coin paumé d’une île peu en vue d’une cité qui était, tout de même, la capitale du monde.
Ce matin, Niklaus s’était réveillé dans des draps de laine fine et avait mangé une omelette aux cèpes de Gisoreux et gouda avec un peu de lard fumé du Nordland. Il s’était habillé d’un beau complet avec des bijoux, comme à son habitude, et se préparait à une journée bien inutile au Burgerhof, où il avait l’honneur d’être représentant du quartier depuis maintenant presque deux ans, lorsqu’il avait été élu grâce au réseau de relations de papa. Tout ce qui l’entourait en fait, la bouffe, les beaux vêtements, les bijoux, sa place dans le monde, il ne la devait non à ses compétences, ni à son expérience, mais uniquement grâce à papa. Le sort avait décidé qu’il serait né ainsi, alors il profitait du luxe relatif dont ses parents pouvaient se permettre.
C’est donc tout naturellement que, lorsque Aafje, femme de chambre de la petite maison en pierre à quatre étages dans laquelle Niklaus avait toujours vécu, vint le trouver au cours du petit déjeuner pour lui annoncer que papa désirait lui parler, que Niklaus grimpa les marches du grand escalier en colimaçon aux marches de bois de chêne et à la rambarde en fer forgé. Il grimpa jusqu’au troisième étage, et toqua à la porte d’un petit bureau à la grande porte vernie, où son géniteur lui annonça un bien sec et direct :
« Entre. »
Sans plus de manières, ni de cérémonies, le chef de la compagnie Hänshel se tenait tout droit dans son étude où il avait l’habitude de travailler. Vêtu d’une robe de chambre pour dormir, pantoufles aux pieds, il regardait depuis la fenêtre la petite ruelle et les artères gelées de son quartier, où des gros marchands se contorsionnaient pour atteindre leurs boutiques : Un boulanger se démenait avec six baguettes sous chaque bras, tentant de ne pas les renverser, en guise de scène burlesque.
« Assied-toi. »
Hans (Ou Hannes si on voulait parler correctement le jutonestaal) avait de grosses cernes autour de ses yeux. L’homme avait perdu de sa superbe, par rapport à la jeunesse de Niklaus. De longues nuits de travail et une mauvaise alimentation l’avaient laissé ventru, la peau diaphane, il baillait beaucoup trop souvent et se plaignait tout le temps d’avoir froid ou mal quelque part. Mais pour demander à ce que Niklaus vienne le voir dès son lever, et pour qu’il le reçoive avec les frusques dans lesquelles il avait dormi, il fallait que l’affaire soit grave.
Il attendit malgré tout que Niklaus ait tiré l’une des deux chaises devant le grand bureau pour se retourner. L’étude était une pièce joliment décorée, avec une plante verte, quelques meubles élégants, et sur une commode, un pistolet plaqué or, un grand tableau représentant son papa (Le papy de Niklaus, à l’époque où il était tout jeune), quelques miroirs et des souvenirs d’expédition, telle une rose de Tilée conservée dans un bocal. Le padré regardait toutes ces petites décorations qui devaient lui rappeler une époque plus fastueuse durant un long moment, avant de soupirer par les narines d’une expiration qu’il sembla tenir pour de longues secondes.
« Alexander s’est fait arrêter la nuit dernière. »
Il serra l’un de ses poings, et l’on pouvait voir sa mâchoire grincer.
« Ce petit crétin dispendieux… Il me rappelle toi, à mon grand désarroi. Pourquoi est-ce que mes enfants rivalisent-ils tous d’astuces pour me ruiner ? Lorsque je mourrai, ce sera la fin de ma famille, vous dilapiderez mon héritage aux quatre vents. »
Il regardait Niklaus en coin, mains dans le dos, avec une lueur de haine dans ses yeux bruns.
« Apparemment, les Coiffes Noires l’ont trouvé dans un bordel du Rijkspoort où il s’est retrouvé dans une bagarre. Je n’en sais pas plus, mais je viens d’être informé par un sergent de nuit qu’il était encore en train de décuver dans une cellule ce matin. Tu te doutes bien que cet honnête sergent ne m’a annoncé la nouvelle que parce qu’il espérait une récompense.
Les élections du quartier sont prévues dans quatre semaines. Si tu veux te faire réélire, nous ne pouvons nous permettre un esclandre. »
Tous les deux ans, le quartier renouvelait ses quatre députés élus au Burgerhof. Niklaus connaissait à peine ses administrés : Il avait été parachuté au Parlement grâce à papa, et se contentait d’aller à toutes les réunions que lui-même décidait. Mais à présent, il pouvait sentir la poigne de son paternel être très hésitante.
Il n’était pas sûr, en fait, de parvenir à se faire réélire. La campagne était censée débuter légalement après-demain.
« Quand tu seras rentré de la session du Burgerhof, tu passeras au Rijkspoort et tu feras sortir ton petit frère de prison. Ensuite, tu le ramèneras ici en le tirant par les oreilles, s’il le faut. Paye un cocher discret pour le transport, pas celui qui t’amènes au Palais-Neuf d’habitude. J’ignore ce que ce crétin d’Alexander a fait, mais il me le payera. »
Il s’installa derrière son bureau, en grommelant un petit peu.
« Tu as de la chance que je sois là et que je m’occupe de tout, j’espère que tu t’en rends compte ? Comment comptes-tu faire lorsque Morr m’aura appelé à son jardin, peux-tu me le dire ? Tu planqueras tes catins et tes mignons dans mon salon ?
Il est temps de te donner un coup de collier. Comprends-tu ce que je veux dire ? »