Dokhara ouvrit les yeux.
Elle n'avait pu s'empêcher de les clore tandis que la main gantée l'avait tirée de toutes ses forces vers la grille métallique qui la séparait de la sortie, se crispant pour se préparer à l'inévitable choc qui s'ensuivrait. Mais son élan n'avait pas été interrompu, son crâne n'avait percuté aucun obstacle, et lorsque ses paupières se rouvrirent, elle se trouvait bien de l'autre côté des barreaux, assise sur les pavés d'une rue de Talabheim.
A quelques dizaines de centimètres de son visage, celui de l'homme qui l'avait sortie de là. Cet étrange sauveteur aurait du être source de réconfort pour une ex-baronne condamnée au bucher, mais quelque chose sonnait trop faux chez lui pour qu'elle puisse être rassurée.
Son affiliation à Ranald tout d'abord, comme si ses fidèles étaient venues secourir une vieille amie. Mais si Dokhara avait fait partie des Bienfaiteurs d'Altdorf pendant une longue partie de sa jeunesse, cela faisait désormais plus d'un an qu'elle était en froid avec le culte. Étant responsable de plus de trois meurtres désormais, elle se considérait comme traitre à son ancienne foi, et avait toujours supposé que la déité punissait ses erreurs en la privant de ses bienfaits, notamment en la privant de toute notion de liberté dans sa vie. Et si elle avait prié Rhya et Lucrétia de la secourir dans cette cellule, elle n'avait eu pour Ranald qu'injures et mépris. Non vraiment, elle ne voyait aucune raison pour laquelle un fidèle risquerait sa vie pour une hérétique comme elle.
Le plus étonnant néanmoins était le sourire amusé que l'individu lui présenta. Car s'il faillit réconforter Dokhara sur la maitrise de la situation que possédait leur petit groupe, un coup d’œil à la scène qui se jouait autour d'elle fit voler en éclats cette impression.
Un de ses complices avait un carreau fiché dans le ventre. Deux autres au loin tentaient de retenir une patrouille en surnombre dans un combat perdu d'avance. Tout dans ce sauvetage semblait mal se dérouler. Quel genre d'homme souriait alors que ses compagnons étaient promis à une mort imminente ?
Mais tout allait trop vite, et la baronne de Soya n'avait guère le temps de se soucier de ce type d'incohérence. Il fallait se relever et fuir. Ce qu'elle aurait fait dans l'instant si elle ne l'avait pas aperçue.
Lucrétia.
Dokhara dut se faire violence pour retenir le torrent d'émotions qui explosait dans son cœur. La tempête qui l'agitait était aussi puissante et incontrôlable que d'habitude, malmenant sa raison, la poussant à perdre tout instinct de survie pour se jeter sur son amante et l'étreindre passionnément.
Mais quelque chose dans le regard de la lahmianne l'en dissuada, l'immobilisant sur place. Si la vampire était heureuse de retrouver son amante, ce n'était pourtant pas la joie qui transparaissait dans son regard, mais un mélange d'horreur et de haine. De la rage pure semblait bouillonner en elle et s'échapper de son corps pour produire une aura meurtrière autour d'elle.
Dokhara reprit conscience de sa situation, et de l'aspect qu'elle devait avoir. Si elle n'avait pas eu le loisir de contempler son reflet dernièrement, elle pouvait néanmoins deviner à quoi ressemblait son visage après les traitements subis ces dernières heures. Elle avait encore le gout de son propre sang dans la bouche, que les quelques gorgées d'eau de pluie qu'elle avait bu dans le creux de ses mains n'avait pas pu faire passer. Elle avait pris des coups dans le nez, la bouche, et les cheveux à l'arrière de son crâne étaient poisseux de sang séché puis humidifié à nouveau par la pluie.
Lucrétia était-elle en colère contre ceux qui l'avaient mise dans cet état ? Ou contre elle-même, de voir que la femme qui l'eut intéressé n'était que cette pitoyable loque ensanglantée assise sur le sol ?
Elle n'eut plus qu'une envie - disparaitre loin de la vue de la lahmianne, l'empêcher de contempler davantage le triste spectacle d'elle-même qu'elle donnait en cet instant. Elle était ce que Lucrétia méprisait - une faible humaine, dans sa plus triste condition de femme battue impuissante.
Elle la décevait, elle en était sûre. Elle ne respectait que la force. Elle n'aurait pas du la voir comme ça. Il aurait mieux valu mourir. Retourner dans cette cellule. Leur histoire s'était conclue sur un orgasme de son amante. C'était ce souvenir que Lucrétia aurait du garder d'elle. Pas celle d'une souillon tabassée à mort à peine capable de tenir sur ses jambes.
Au loin, la patrouille venait de se défaire du maigre obstacle que constituaient les deux complices du soi-disant fidèle de Ranald. Ce dernier aboya un ordre, qu'elle entendit en sourdine, perdue dans sa propre bulle de pensées incohérentes. Il la souleva de force et l'aida à se débarrasser de la corde qui enserrait encore ses aisselles. Puis il lui donna une dague pour se défendre, avant de se mettre à courir dans la direction opposée à la patrouille, abandonnant un autre de ses complices blessé à son sort tandis qu'il galopait vers la liberté.
Sa raison hurlait. Elle devait fuir, suivre son sauveteur, courir avec toute l'énergie qui lui restait et saisir cette opportunité de survivre qui s'offrait à elle. Elle n'aurait pas de deuxième chance. Elle s'était accrochée depuis leur séparation et des heures durant à une combattivité qu'elle ne se connaissait plus, nourrie par l'espoir de retrouver celle qu'elle aimait. Et devant son regard inquisiteur qui la contemplait réduite à cet aspect pathétique, cette même force s'était désormais évaporée, la laissant nue et désemparée face à son destin.
BOUGE, BON SANG, BOUGE !
Impossible. La peur incohérente d'avoir déçu sa compagne parasitait toutes ses pensées, paralysait ses muscles, et surpassait même son instinct de survie. Elle n'arrivait même plus à regarder la vampire en face, ne supportant plus ce qu'elle pensait y voir. Son regard se perdait dans la vision terrifiante de la patrouille qui se rapprochait au pas de course. Les arbalètes des tireurs sur les toits se rechargeaient. Elle mourrait sur le pavé, ici, sous les yeux de Lucrétia, comme une chienne malade qu'on abat sans pitié devant sa maitresse certes triste de cette perte, mais sachant que c'était la meilleure chose à faire pour abréger ses souffrances.
Quelque chose bougea en périphérie de son champ de vision.
La main tendue de Lucrétia.
Dokhara lève les yeux, et croise à nouveau le regard de son amante. Tout y a changé, son visage a retrouvé son expression de sérénité. Ses yeux l'observent désormais comme si son apparence n'importait pas, qu'elle était toujours la baronne de Soya et rien d'autre. Cette femme qui avait su capter son attention. Cette femme qu'elle venait secourir. Qu'elle aimait ?
Comme si la vampire avait soudainement rompu ses entraves, Dokhara se surprit à prendre sa main et à se laisser tirer en avant - puis mue par l'impulsion, elle se mit à courir aussi vite que ses jambes meurtries lui permirent, quelques mètres derrière deux de ses sauveteurs qui abandonnaient un troisième à son triste sort. La jeune femme ne fut pas particulièrement émue du destin de ce dernier - si des gens souhaitaient mourir pour elle, elle n'allait certainement pas renier leur volonté en risquant sa vie pour eux en retour. Seules comptaient Lucrétia et elle-même.
Plus que son corps, son esprit lui aussi avait retrouvé sa liberté d'évoluer. Dokhara dut néanmoins le museler alors que déjà des pensées parasites se formaient au sujet de Lucrétia. Elle avait laissé le jugement de la vampire avoir plus d'importance que sa propre vie pendant une courte poignée de secondes, qui aurait pu être décisive. Cette simple idée était délirante - comment la lahmianne avait obtenu une telle emprise sur elle ? Mais elle ne pouvait s'offrir le luxe de douter en cet instant. Elle devait se focaliser sur sa survie et uniquement cela, au risque de minimiser ses chances de se tirer de ce guêpier.
Dague en main, le cœur battant la chamade et les mâchoires serrées, ignorant les multiples contusions de son corps qui la lancinaient, Dokhara courut à perdre haleine, sans se soucier de sa destination. Son ancienne vie anéantie, ses anciennes attaches disparues, seule la liberté de faire ce qu'elle voudrait de son existence avec Lucrétia demeurerait. C'est à cet espoir qu'elle s'accrocha dans sa course effrénée, refusant obstinément toute aide de sa consœur, incapable de s'imaginer faire preuve de davantage de faiblesse à ses yeux.