S'il existe bien un miracle dans le Mootland, c'est celui-là.
Pourtant, même au sein de ces terres si paisibles, de ce havre diraient quelques-uns, une certaine prudence était de mise. C'était selon cette méfiance que l'ordre des Sentinelles avait été créé. Il n'y a rien qui ressemble tant à un Halfling qu'un autre Halfling, mais de tous ce sont les Sentinelles qui sortent le plus du lot et se rapprochent des hommes de l'Empire - pas tant dans leur apparence que dans leur manière d'aborder la vie. Certes, ils continuent d'en profiter et de croquer l'existence à pleines dents, mais leur main n'est jamais bien loin de leur hanche, là où pendent la fronde et le poignard. Gammodock Préduvet était un de ces veilleurs, depuis une bonne dizaine d'années à présent.
Aujourd'hui n'était pas un jour comme les autres. D'ailleurs, le soleil achèverait de se cacher dans moins d'une heure, si l'on en jugeait les cieux incendiés de quelques rayons pourpres tremblotants. L'astre se glissait entre les pics déchiquetés des montagnes de l'horizon, celles-là que précédaient les innombrables forêts bordant la campagne du Moot. Gammodock et ses comparses étaient postés tout au Nord de leur patrie, un peu au-delà de ses frontières naturelles. De fait, leur campement était en Stirland, mais Halflings comme humains s'entendaient ici à dire que ce genre de choses n'importait pas vraiment : les échanges allaient bon train entre les uns et les autres, flot ininterrompu de marchandises surtout d'ordre alimentaire, auxquelles s'ajoutaient évidemment boissons et alcools plus ou moins fermentés. C'était assez régulièrement que ces Sentinelles, menées par un capitaine du nom de Pietrick Guivert, voyaient passer des convois plutôt chargés - phénomène soulevant immanquablement son lot de soupirs résignés, ceux-là profitant moins des réjouissances de la chère que les autres du fait de leur train de vie un peu plus discipliné. Evidemment, même le plus affamé des veilleurs faisait tout de même attention à se nourrir au moins trois fois par jour, engloutissant bien plus de nourriture que ce que son gabarit laisserait supposer possible. La chose faisait un peu partie du charme particulier des Halflings, et ne manquait jamais de susciter un étonnement amusé chez leurs voisins Stirlandais.
"Il faut vendre au Moot", arguaient avec philosophie certains marchands de l'Empire. "Un seul client en vaut quatre d'ailleurs, si on cause blé et venaison. Et je ne parle pas de la bière..."
Mais pour ce crépuscule d'automne, les Sentinelles étaient bien loin de ces considérations. Dans leur campement dissimulé au coeur d'un vaste bosquet, ils se préparaient en silence malgré l'effervescence qui s'emparait d'eux : le capitaine Guivert avait ordonné à chacun de se tenir prêt à partir, équipement léger et armes au complet. Le départ était annoncé dans la nuit, mais nul ne savait encore pourquoi ni où, du moins parmi les camarades sans grade de Gammodock. Un peu plus tôt dans l'après-midi, un autre de ces défenseurs du Moot était arrivé parmi eux, à la grande surprise du Halfling - et pour cause, il s'agissait de son oncle Enner. Plutôt réputé au sein de l'ordre, il avait juste eu le temps de l'apercevoir tandis qu'il traversait les tentes à grandes enjambées rapides, pour rentrer dans celle du capitaine. Depuis, il n'en était plus ressorti.
Chacun s'affairait, rassemblant ses effets personnels ou au contraire, laissant beaucoup de babioles sur place. Il fallait croire que certains semi-hommes s'attachaient rapidement à maintes possessions et s'en détachaient tout aussi vite, du moins lorsqu'un parfum d'urgence flottait dans l'air.
Un peu plus tôt, il a fait circuler l'ordre de lever le camp, en n'emportant que de quoi voyager rapidement et, bien sûr, tout l'armement qu'il fallait pour assurer son rôle de Sentinelle. Tu en étais à ces réflexions, achevant d'empaqueter tes biens, lorsqu'un de tes camarades est venu te tapoter l'épaule. Levant les yeux, tu reconnais Hamlet Buismouck, un veilleur un peu revêche d'une trentaine d'années. Tu ne l'as pas beaucoup côtoyé puisqu'il n'est ici que depuis peu, environ un mois, et qu'en plus de ça il s'avère relativement taciturne - du moins pour un Halfling. Il s'éclaircit la gorge un instant, avant de grommeler :
- Le capitaine me demande dans sa tente, et tu es convié aussi. Emmène tes affaires directement, il paraît qu'on part tous les deux avant tout le monde, mais pour ce que j'en sais...
Là-dessus, il se détourne sans rien ajouter sinon quelques murmures grincheux dans sa barbe de trois jours. Ne tardant pas à lui emboîter le pas, vous passez devant les divers bivouacs se vidant peu à peu. L'ensemble te laisse une curieuse impression, comme si quelque chose de grave venait de se passer et que, d'une certaine façon, vous tous n'étiez pas au bon endroit.
Une fois arrivés devant la tente du capitaine, de lin écru semblable à celui de toutes les autres, Hamlet s'efface pour te laisser entrer le premier - t'encourageant même d'une tape sèche sur l'épaule. A l'intérieur, une chaleur due surtout au groupe compact qui s'y tient te prend à la gorge : on y sent la sueur et la nervosité. Guivert est présent, entouré de tous ses chefs de patrouille, de son sergent et bien sûr, de l'oncle Enner. Celui-ci te lance dès ton entrée son regard sévère, celui qui veut dire : "Tiens-toi tranquille, il y a du boulot ici". L'un dans l'autre, tu es toujours resté ce même petit garçon, à ses yeux ; non pas le gamin turbulent, mais le morveux prometteur, capable, qu'on traite certes un peu durement mais pour son bien. Parce qu'il peut prétendre à mieux que les autres, et que pour ça, il doit profiter de l'expérience de ses aînés.
Le capitaine ne semble pas vous avoir remarqués avec l'attroupement, penché sur ce qui semble être une carte plutôt grossière du Stirland ou du Moot, tu ne saurais le dire depuis le seuil. Une bonne dizaine de Sentinelles, tous plus anciens que toi, te séparent de lui et pour le moment, les murmures vont bon train entre eux. Mis à part Enner, personne ne semble vraiment vous prêter attention, mais ça ne saurait tarder...