Maintenant qu'elle était aussi proche d'Eijiro, il pouvait presque sentir un doux parfum d'abélies et d'hibiscus se dégageant de sa peau de soie.
Lorsqu'il eut complètement fini de parler, elle lui répondit :
"Ce n'est pas que je ne pourrais pas, malheureusement."
Il fallut un petit effort intellectuel à Eijiro pour qu'il comprenne cette formulation alambiquée. Au Nippon, dans les milieux aristocrates, il était malvenu d'exprimer un refus de manière directe ou de dire clairement sa volonté. A la place, on utilisait des formules détournées et des sous-entendus, ce qui rendait parfois la diplomatie extrêmement compliquée. Certains clans mettaient un point d'honneur à respecter cette étiquette mondaine comme le clan Daimatzu. Eijiro lui-même dans sa prime jeunesse avait reçu les bases de cette éducation, mais les années passées dans ce temple isolé du monde lui avait fait oublier pratiquement tout ce qu'il savait.
"Je n'ai que peu d'amis, que ce soit dans les plaines célestes ou terrestres." continua-t-elle "Et aucun d'entre-eux n'est apte à nous aider maintenant. Il semble que nous n'ayons pas le choix. Nous devons prévenir le village ou le temple...
Je peux comprendre que vous n'ayez pas envie de retourner dans le monastère. Je vous propose de continuer notre chemin jusqu'au bas de la vallée. Il faudra toutefois porter notre ami inconscient. Nous ne pouvons décemment pas le laisser seul ici."
Si Eijiro trouva à redire à cette proposition, il ne le fit pas savoir. Il chargea l'homme blessé sur son dos. La renarde remit son masque vulpin devant ses yeux, et les deux entreprirent la longue descente de la montagne.
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Enfin, ils aperçurent les premières rizières qui annonçaient les abords de Yamamura. Elles étaient désertes et recouvertes de neige à cette époque de l'année. Eijiro avait dû faire des pauses régulières à cause du poids supplémentaire qu'il transportait et l'après-midi était déjà bien avancée. Dans le ciel gris, quelques nuages moroses survolaient la plaine dénudée.
"N'oubliez pas que notre homme a été attaqué..." dit Akiko en brisant le silence. Elle ne continua pas, mais sa phrase était lourde d'insinuations.
Ils arrivèrent à l'orée du village.
Les maisons étaient vraiment différentes de l'architecture du temple ou du château de l'enfance d'Eijiro. Il ne s'agissait que de simples chaumières de bois au large toit triangulaire. Cela permettait de supporter le poids de la neige qui tombait de manière abondante dans la région. Il n'y avait pas grand monde dehors à part quelques enfants qui se retournèrent au passage de l'étrange trio.
Eijiro était déjà venu plusieurs fois ici (mais jamais accompagné, et surtout pas avec une femme masquée aux pieds nus). En s'enfonçant dans le cœur du village, ils pourraient trouver :
L'auberge Sakura. Un établissement discret mais toujours bondé. Le sake y était excellent et le personnel accueillant.
Deux ochaya, des maisons de thé. Respectivement nommées : Ochanomizu et Shunsui. Le thé servi n'était pas de très bonne qualité. On ne pouvait guère en attendre mieux dans un endroit aussi reculé.
L'unique okiya du village. Eijiro y était venu plus de fois qu'il ne voudrait bien l'admettre. Il connaissait d'ailleurs la plupart des geishas de la maisonnée.
Ichiba, le hall du marché. Il était sûrement fermé à l'heure actuelle. De toute façon, les produits vendus en hiver ne devaient pas être nombreux...
En dehors de cela, des magasins divers étaient dispersés dans tout le village.
La maison de la calligraphie. Eijiro n'y était jamais entré. Elle semblait toujours abandonnée mais il avait entendu dire qu'un grand maître y habitait.
Le Koban, une sorte de petite caserne. Il n'y avait pas de soldats ou de gardes permanents à Yamamura mais il y avait quelques armes entreposées. Jamais les villageois ne s'en étaient servis pour l'instant. Parfois, des hommes d'armes en voyage s'en servaient pour restaurer leur équipement mais c'était là sa seule utilité.
Les habitants des maisons voisines s'occupaient de garder l'endroit propre.
Yakkyoku, une maison-magasin tenue par la famille Yamada. Ils y vendaient des herbes et des onguents variés. Il s'agissait en quelque sorte des apothicaires du village, qui servaient à l'occasion de médecins.
Il n'y avait pas non plus de chef. Seulement un conseil des anciens qui s'occupaient de délibérer de la vie du village et des éventuels problèmes de justice.