Lucio était posté sur le gaillard arrière, une main posée nonchalamment sur le gouvernail auquel il manquait deux manettes, arrachées par le tir de canon ordonné par la Sire. Le tiléen faisait lentement pivoter la barre de gauche à droite, équilibrant ainsi la direction du navire. Ses yeux parcouraient rêveusement le pont et la mer dans qu'il fumait de sa main libre, tirant sur une longue pipe au conduit incurvé.
Sous lui, sur le pont, trois arabéens étaient occupés à lover les manœuvres. Assis en tailleur, ils enroulaient les cordages sur eux-même et accrochaient ensuite l'anneau ainsi formé sur des crochets prévus à cet effet sur le mât ou contre le bastingage. Ainsi, les centaines de mètres de corde utilisés à bord du navire ne gênait pas les déplacements sur le pont et restaient à portée de main. Les rayons du soleil frappaient la peau mâte de ces marins torse-nus, faisant briller les magnifiques tatouages qui leurs ornaient le buste et les bras. Ces arabesques raffinées s'emmêlaient dans une trame difficile à appréhender pour un profane et semblaient former des mots, des phrases. Ces trois pirates n'étaient pas bien différents de leurs homologues de Sartosa, et c'est donc en chantant qu'ils travaillaient. Mais leurs chansons n'avaient rien des ballades grivoises et graveleuses que les autres forbans avaient l'habitude de beugler à tue-tête. La litanie des arabéens était lente et rythmée, douce et triste. Elle ressemblait à une belle prière, dans laquelle un mot revenait sans cesse, un nom peut-être, celui d'Ormazd, "Qawi Jidaan Ormazd." Il n'avait pas échappé à la Sire que ces anciens corsaires étaient très croyants. Plusieurs fois par jour, ils se réunissaient sur le pont et se prosternaient en cœur vers le Levant tandis que l'un d'eux dirigeait l'office en chantant de sa belle voix aux accents enroués.
Non loin, Martin "Tête-de-pioche" briquait le pont, agenouillé sur les planches qu'il astiquait vigoureusement. Il trempait de temps en temps son carré de savon dans un seau d'eau à côté de lui avant de se remettre à gratter, manches relevées jusqu'aux épaules. C'était un homme solide à la mine renfrognée et au caractère taiseux. Il avait appris à Maria qu'il officiait sur le Corbin en tant que servant de l'unique pièce que comptait ce rafiot, ce qui expliquait probablement son problème de surdité. En effet, Tête-de-pioche parlait peu mais lorsqu'il parlait, il le faisait en gueulant car il ne s'entendait presque pas.
Jan Janz, l'un des trois autres anciens membres d'équipage du Corbin, était occupé à pêcher à la ligne. Gabier, il passait le plus clair de son temps dans les gréements, suiffant les cordages ou manipulant amures et écoutes. C'était un marienburger, un homme né les pieds dans l'eau. Malgré son âge avancé, il était parfaitement à son aise sur les marchepieds de vergue comme lorsqu'il fallait manipuler les manœuvres. Il était du genre amical, un sourire franc fendant souvent son visage au cuir tanné par le soleil et le sel. Il s'était rapidement lié avec deux arabéens qui, eux aussi, officiaient probablement comme gabiers sur leur ancien dhau, au vu de leur facilité de déplacement dans le gréement. C'est ainsi qu'ils travaillaient tous les trois, essayant de se comprendre à travers les gestes et les exemples. Les premiers jours avaient été difficile mais ils étaient peu à peu arrivés à trouver un système explicatif basique pour coordonner les différentes manœuvres. Pour le moment, Jan était appuyé à l'un des canons de 18 livres, avec entre les mains une canne à laquelle était attachée un fil. Quelques sardines rutilantes s'agitaient dans un seau à côté de lui, tandis que le marin fredonnait une chanson du Pays Perdu.
Tim "la Perche" Ward, quant à lui, était rapidement devenu la coqueluche de l'équipage. Jeune, jovial et débrouillard, c'était un garçon plein de ressources et dont les pitreries ne manquaient pas de faire rire les autres. Même Ducio "Toro", qui n'était pas du genre à se dérider facilement, s'était esclaffé lorsque la Perche avait imité Martin, un soir dans les dortoirs du gaillard arrière. Tim était malin comme un singe, et souvent moqueur ou mielleux à souhait. Il complimentait la Sire dès qu'il en avait l'occasion et disait à qui voulait bien l'entendre qu'il lui récitait des poèmes la nuit. Lorsqu'il n'amusait pas la galerie, Tim se perchait dans le nid-de-pie en haut du grand mât et scrutait les alentours aussi bien que le pont. Et gare à celui qui trébuchait ou qui se grattait le fondement en espérant que personne ne le voit, car la Perche n'attendait pas un instant pour lancer une pique cinglante qui déclenchait l'hilarité du reste de l'équipage, à l'exception des arabéens qui n'y entendaient rien.
Les trois tiléens, quant à eux, avaient rapidement trouvé leur place comme mentors de l'équipage. Ducio faisait office de la figure d'autorité, parlant peu mais remettant régulièrement les autres à leur place. Il était d'un tempérament colérique et grincheux, mais pouvait parfois faire preuve d'un humour insoupçonné. Valante, quant à lui, était généralement discret. Il se contentait de fumer sa pipe et d'écouter ce qui se disait, observant tour à tour les autres membres de l'équipage et ne participant que lorsqu'il était sollicité, et toujours de façon très succincte. Un lien spécial semblait unir ces trois hommes, sans que la Sire puisse déterminer si c'était de la complicité, de l'amitié ou encore autre chose. Ducio remplaçait Lucio à la barre lorsque le quart de ce dernier était terminé, et autrement aidaient aux manœuvres en tant que simple matelot. Valante, lui, faisait office de cambusier et avait dressé un inventaire précis de l'armement, des réserves et de la cargaison dont disposait l'Estrella. Il s'occupait également des prisonniers, leur distribuant leurs rations une fois par jour et les surveillant la plupart du temps. Lucio, enfin, était fidèle à lui-même. Il s'imposait naturellement comme un meneur, un homme à l'écoute des autres et dont l'avis importait. Sourire charmeur et regard confiant, il semblait veiller sur les autres sans jamais douter. Il ne manquait pas une occasion de discuter avec Maria, et lui parlait de Remas et de ses campaniles, de Miragliano et de ses canaux, de Tobaro et de ses grottes maritimes, et d'autres trésors encore de son pays. Il était parfois enjôleur, voir flatteur, mais toujours avec une pointe d'ironie qui lui était propre, comme si tout cela n'était qu'un vaste jeu.
Le trajet s'était déroulé dans d’extrêmement bonnes conditions. La mer était calme tandis qu'ils avaient longé les côtes estaliennes jusqu'aux îles rocheuses et au littoral déchiqueté des Rochers du Fol. Cet endroit était connu comme étant le repaire de nombreux pillards et pour être parsemé de hauts fonds pernicieux, mais le journal de bord de l'ancien capitaine de l'Estrella permis à la Sire d'éviter ces désagréments, tandis que le pavillon magrittain qui battait au vent fut apparemment suffisant pour tenir les autres pirates et les navires estaliens à distance. Du fait d'un problème de compréhension entre les deux moitiés de l'équipage, les premières manœuvres s'avérèrent hasardeuses et menacèrent de rallonger considérablement le trajet mais, au troisième jour, le vent se leva et porta l'Estrella vers sa destination plus vite que les marins ne l'auraient imaginé. Ils déployèrent les voiles et profitèrent de cette bénédiction avec joie. Enfin, deux jours plus tard, ils approchaient du littoral arabéen en suivant l'itinéraire contenu dans le journal de bord. Ces eaux étaient d'ordinaire infestées de corsaires avides de butin mais, là encore, les voiles que la Perche aperçu à l'horizon ne firent jamais mine de les prendre en chasse. Cela était certainement dû au contrat que la Sire avait trouvé dans un petit coffre en bois, dans ce qui était désormais sa cabine. Ce document spécifiait que l’émir Hisham Ibn Abd al-Malik, le Prince aux mille femmes de Maharek, garantissait que les corsaires sous sa férule n'attaqueraient pas les navires magrittains tant que ces derniers vendaient la totalité de leurs esclaves sur les marchés de Maharek. Et ce contrat stipulait également que les femmes capturées devaient être réservées à l'émir contre un prix raisonnable.
Cette paix et le temps qui était au beau fixe contribuaient à l'atmosphère paisible qui régnait sur le pont du navire. Le moral de l'équipage était bon et chacun prenait peu à peu ses marques par rapport aux autres. Ducio et Tête-de-Pioche s'entendaient comme cochons, Jan et les gabiers arabéens passaient le plus clair de leur temps ensemble quand bien même ils ne se comprenaient pas et Lucio palabrait parfois des heures avec la Perche, lorsque ce dernier était juché dans son ni-de-pie et que le tiléen était à la barre. Ce petit monde commençait à exister, et cet équipe de circonstances devenait peu à peu un véritable équipage sous le commandement du capitaine la Sire.
Maria était dans sa cabine lorsque quelqu'un frappa à la porte en bois. C'était Valante. Le cambusier avait quelque chose à lui montrer. Son ton était calme, comme à l'ordinaire, et ne laissait rien présager de malheureux.
- "Venez voir, capitaine. Il y a un problème."
Lorsqu'elle fut prête, il l'emmena dans le gaillard arrière, où les hommes avaient leur dortoir. Lucio fit un clin d’œil à la jeune femme lorsqu'elle passa près du gouvernail. Valante et Maria passèrent la porte de la chambrée. C'était une pièce au plafond bas où des hamacs étaient pendus de toute part autour d'une table et de quelques tabourets. Un hamac était occupé par l'un des arabéens. Un de ses camarades se tenait à ses côté et regarda la Sire quand elle s'avança entre les hamacs repliés.
- "محاولة لطيفة."
Valante se tenait en retrait, les mains croisées dans le dos, impassible.
Le marin arabéen était recroquevillé, les bras croisés, il tremblait et sa mâchoire claquait. Il semblait pris d'une forte fièvre, et son cou ainsi que son dos étaient marbrés de lésions rosées, comme des traces de brûlure superficielle. Il regarda la Sire et l'autre arabéen, les yeux dans le vague, puis reposa la tête contre le filet de son hamac. Ses lèvres étaient parsemées de petites tâches roses pâle.
- "Ça m'a tout l'air d'être la gigue de la boiteuse." C'était l'un des surnoms de la vérole. "La poussée de fièvre se calmera d'ici ce soir, mais si quelqu'un a le malheur de le toucher alors qu'il a une coupure ou une brûlure sur la main, il sera contaminé." dit Valante dans le dos de Maria.
Au même moment, un cri résonna depuis l'extérieur.
- "TERRE ! TERRE EN VUE !" beugla la Perche depuis son perchoir.
Ils arrivaient probablement en vue de la baie de Maharek.