Les frères ennemis se percutèrent au milieu du pont, hérissés de lances et de lames argentés. Les longs boucliers s'entrechoquèrent, les pointes de métal percèrent les armures scintillantes et le sang commença à couler tandis que les cris retentissaient alors que les combattants se mélangeaient et s'affrontaient. Ce n'était pas là une bataille quelconque que livraient les elfes. C'était une lutte fratricide, où les regards étaient voilés par la haine et l'esprit de vengeance, où l'antagonisme violent prenait le pas sur la peur et l'indécision, où il n'était question, pour les Druchiis comme pour les Asurs, que de dépecer vivant son adversaire qui représentait une injure par sa seule présence en ce bas-monde. Les guerres des elfes étaient de loin les plus sanglantes et les plus terribles, car c'était ici un même peuple qui s'entre-déchirait, quel qu'en soit le prix.
Les marins elfes noirs étaient clairement en sous nombre mais se défendaient avec la force du dernier souffle, avec un soubresaut de vigueur et de colère qui leurs permettaient de tenir leurs ennemis en respect. Le pont était jonché de débris qui gênaient les combattants et leurs déplacements : le mât brisé gisait, écroulé sur la voile triangulaire. Des flèches aux empennages blancs et des carreaux de baliste hérissaient les planches et le bastingage. De nombreux corps d'arbalétriers abattus par les tireurs de la Garde jonchaient aussi le sol.
Peu à peu, des scènes de duel se détachèrent parmi le chaos de la bataille. Asurs comme Druchiis avaient respectivement une grande admiration pour la valeur d'un guerrier et de ses prouesses martiales, et c'était presque avec une politesse protocolaire qu'on laissait deux combattants de même valeur s'affronter sans intervenir. Saerthil, au milieu de la mêlée, affrontait seul le capitaine du Reaver elfe noir. C'était un chef corsaire, le bas du visage caché par un masque en peau, protégé par une épaisse cuirasse de lamelles métalliques imbriquées les unes dans les autres, et paré d'une longue cape en peau de dragon verdâtre. Il brandissait deux lames recourbées au tranchant en dents de scies, et tournoyait à la vitesse de l'éclair, arrosant le capitaine Asur d'une pluie de coups tandis que Saerthil les parait de sa lame magique ou les esquivait avec grâce, ripostant avec fulgurance. C'était un spectacle magnifique que de voir cette rage contenue, cette haine réciproque se transformer en un ballet martial à l'issue mortelle. Mais le moment n'était guerre à la contemplation. Les coups et les cris fusaient de toute part tandis que Theldasyr et Bëllegond avançaient au sein de la mêlée à la recherche d'un ennemi. Ils entendirent un hululement belliqueux et se retournèrent pour voir deux lanciers elfes noir les charger. Ils portaient une armure semblable aux leurs, mais plus sombres, de longs casques effilés et hérissés d'épines, de grands boucliers triangulaires et des lances aiguisées. Soudain, une flèche blanche fusa entre les elfes se battant sur le pont et frappa l'un des lanciers en pleine gorge, le fauchant dans sa course tandis qu'il s'écroulait avec un cri étouffé. Thelsadyr jeta un coup d'oeil vers l'origine du trait, pour voir l'archer de la Garde à qui il s'était adressé avant de descendre sur le pont du Reaver. Ce dernier inclina respectueusement la tête en sa direction.
Bëllegond n'attendit pas un instant et leva son bouclier pour monter à la rencontre du lancier restant.
- "CALEDOR !" hurla-t-il en se jetant sur son ennemi, parant son coup de lance avec son bouclier et s'enroulant sur lui même pour se retourner brusquement et lui porter un fulgurant coup latéral de son épée finement gravée. Le Druchii eut le réflexe de lever son propre bouclier, ce qui le sauva, et laissa tomber sa lance encombrante pour dégainer son cimeterre. Un nouveau duel venait de commencer, tandis que les deux guerriers se tournaient autour en se lançant des regards haineux.
Theldasyr parcouru la mêlée sanglante du regard à la recherche de sa propre némésis, quand il le vit enfin. Une ligne de lanciers Druchiis, lances baissées, s'écarta pour laisser passer un corsaire. L'elfe noir, engoncé dans un gilet en cuir clouté sombre passé par dessus une toge noire liserée de rouge, dégaina lentement son cimeterre aiguisé et examina le tumulte de la bataille autour de lui d'un air calme. Sa longue cape en peau de dragon de mer trainait au sol, il portait de longues bottes en cuir et ses cheveux noirs fins et soyeux étaient coiffés en un chignon sur le haut de sa tête, retenu par une tige de métal barbelé. Son regard croisa celui de Theldasyr et un sourire sordide se dessina sur son visage. Il affermit sa poigne sur le manche de sa lame courbée et marcha vers l'héritier de la maison Elthrai, se mettant peu à peu à courir vers lui en écartant quiconque se trouvait sur son chemin. Il avait très clairement l'intention d'en découdre avec Theldasyr qui, au milieu du fracas de la bataille, allait pour la première fois affronter l'un des frères honnis de sa race.