La jeune femme s'était installée dans une petite maison de pierres occupée seulement en été par des bergers de passage avec leurs troupeaux. Il n'y avait rien de luxueux, c'était certain, mais l'endroit était malgré tout confortable et sûr : quelques paillasses, une table de bois flanquée de deux bancs, plusieurs étagères et une cheminée. Malvina venait de terminer son repas composé d'un sac de noix et du produit de sa chasse de la veille, lorsque des hennissements se firent entendre. A ceux de ses deux montures -elle avait bien voulu abandonner la troisième au palefrenier- répondaient ceux de plusieurs autres approchant. Immédiatement, la jeune femme saisit son arc, encocha une flèche et se posta aux aguets. Malheureusement, elle n'eut pas le temps de sortir et sachant que sa présence ne pouvait plus être cachée, elle dut se résoudre à rester positionnée à l'abri des regards mais coincée dans la masure. Elle assista à l'arrivée au grand galop d'une demi-douzaine de cavaliers. Sans dire un mot, ils stoppèrent leurs chevaux et mirent pied à terre. A en juger par leurs accoutrements et le fait qu'ils soient lourdement armés, ce n'étaient sans aucun doute ni des chasseurs, ni des bergers.
Malvina sentit son estomac se serrer quand elle imagina qu'ils n'étaient sûrement pas là par hasard...
Un des hommes vint se poster à une vingtaine de mètres de la porte d'entrée du refuge. Il était grand et massif, le visage glabre, les cheveux courts, le menton carré, de petits yeux sombres, une bouche fine figée en une mine contrite et vêtu d'une veste de cuir bouilli marron et d'un pantalon de toile épaisse. Planté droit dans ses bottes, ses larges mains à la ceinture à laquelle pendait une longue épée, il fixait le carreau au travers duquel Malvina l'observait. Accroupie dans la pénombre derrière la vitre sale, elle savait qu'il ne pouvait pas la voir mais elle avait la désagréable impression qu'il la dévisageait... Derrière lui, un autre homme plus petit -à bien y regarder, tous les autres soudards paraissaient plus petit que ce colosse- tirait sur une corde au bout de laquelle la jeune femme identifia sans peine, malgré son visage tuméfié, le palefrenier. Ce dernier était pieds et poings liés, dépenaillé et visiblement traité sans ménagement. La tête basse, les cheveux hirsutes, les épaules tombantes, le malheureux semblait avoir beaucoup souffert et il trébuchait à chacun de ses pas. Lorsqu'il fut amené à hauteur de celui qui restait planté à scruter la cabane, celui-ci passa son bras autour des épaules du palefrenier comme s'il s'agissait d'un vieil ami puis, sans détacher son regard de la maisonnette, esquissa un sourire et se mit à lui parler tout bas. Le jeune homme opina timidement ce qui eut pour effet d'accentuer le sourire du gaillard qui le repoussa en arrière le faisant choir aux pieds de son cerbère qui en profita pour lui asséner quelques coups de pieds dans les côtes.
Les autres hommes s'étaient déployés en ligne derrière le colosse. L'un d'eux tenait la bride des chevaux de Malvina montrant par là qu'elle ne pouvait plus fuir.
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A quelques kilomètres de là, Anton von Adeldoch chevauchait tranquillement sur le chemin qui le ramenait chez lui. Il venait de vivre une aventure harassante et piquante comme le lui rappelait la douleur qui aiguillonnait son abdomen à chaque balancement de sa monture un peu trop prononcé.La joie de retrouver son foyer et ses proches faisait bondir son coeur et l'homme ne pouvait s'empêcher de sourire. Il goûtait déjà le bonheur de revoir son domaine quand il vit, en contrebas du sentier qui le menait au travers des montagnes, une petite troupe d'humanoïdes verts surgir d'un bosquet de résineux et bondir sur les rochers. Un instant interdit par cette soudaine agitation, Anton arrêta sa monture et observa le curieux manège de ces étranges créatures. Leurs gloussements et piaillements parvenaient maintenant aux oreilles du baron : on aurait dit un concert désordonné de volailles dans une basse-cour, l'agressivité en plus.
D'ailleurs, à les voir grimper ainsi dans sa direction, une pointe d'inquiétude grandit soudainement en lui jusqu'à ce qu'il eût compris que ce que cherchaient à rejoindre ces inquiétantes peaux-vertes c'était lui !
Un bras fut tendu dans sa direction et les cris redoublèrent montant en une clameur aiguë. Anton éperonna son cheval et le mit au trot. Malheureusement, il vit bien vite que sa monture, mal à l'aise sur ce sentier de montagne escarpé, ne parviendrait jamais à distancer ses poursuivants. Pourtant, mu par un irrépressible sentiment de peur associé à l'instinct de survie caractéristique de l'espèce humaine, le noble baron von Adeldoch talonna les flancs de la bête avec férocité pour lui faire forcer l'allure...
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Après quelques minutes de silence, la voix caverneuse du colosse retentit :- Allez, petite, nous avons perdu assez de temps comme ça !
Tu peux sortir maintenant... on te fera rien. On est juste payés pour te ramener chez toi.
Mais si tu n'es pas sage, on se fera un plaisir de te fesser !
Ses acolytes se mirent à rire mais pas lui. Il gardait un visage dur et ses traits marquaient toute sa détermination.
Malvina, impuissante et furieuse, se sentait piégée.
Comment pourrait-elle espérer tenir tête à six hommes armés et sans doute rompus à toutes les éventualités ?
D'autant qu'elle n'avait plus de chevaux à disposition pour fuir...
Tant pis, la jeune femme était résolue à ne pas se laisser prendre par les sbires de sa belle-mère. Alors, elle tenta le tout pour le tout : si comme ils le disaient ces hommes n'avaient pas été commandités pour la maltraiter, ils ne tenteraient rien qui risquerait de la blesser. Cela lui laissait une petite marge de manoeuvre. Par contre, s'ils avaient menti pour l'amadouer...
Quoi qu'il en fut, Malvina allait vite être fixée.
Elle entreprit donc de sortir lentement en feignant de se rendre puis, alors qu'elle était encore sous le porche, elle banda son arc, décocha sa flèche en direction du colosse et sauta sur les pentes raides à quelques mètres de la cabane sans réellement prendre le temps de viser, le but étant plus de surprendre que de blesser. Pourtant les deux furent faits quand celui qui tenait en laisse le palefrenier vit sa cuisse percée de part en part. Son cri étranglé déchira le bref silence qui avait précédé l'agitation de sa fuite.
- Messieurs, à cheval ! hurla le gaillard imperturbable.
Immédiatement, la jeune femme bondit de plus belle sur la pente la plus abrupte pour que la poursuite qui allait s'engager ne puisse être menée à cheval.
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Les sabots du cheval d'Anton von Adeldoch ripaient sur les pierres du sentier menaçant de faire chuter monture et cavalier à tout moment. Derrière eux, les peaux-vertes s'excitaient de plus en plus à mesure que l'écart se réduisait. Anton, espérait parvenir rapidement à proximité de quelque habitation ou, au moins, d'un quelconque endroit où il pourrait se soustraire à la vue des créatures.Mais, il chevauchait à présent sur un escarpement rocheux qui filait en une succession de pentes plus à pic les unes que les autres vers une petite vallée au creux de laquelle serpentait un chemin de terre beige.
Peut-être le chemin de son salut ?
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Les cris des hommes sur les talons de Malvina trouvaient un écho grondant en se répercutant sur les flancs des montagnes alentours. La jeune femme glissait sans arrêt sur les cailloux qui accompagnaient sa course en roulant sous ses pas. Même si elle l'avait voulu, elle n'aurait pu se retourner pour voir où étaient ses poursuivants tant il était périlleux de progresser dans ces conditions. Devant elle, l'immensité des montagnes plongeait en ligne droite et raide vers une petite vallée rocailleuse au creux de laquelle serpentait un chemin de terre beige.Peut-être le chemin de son salut ?
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Ce qu'il vit lors du coup d’œil rapide qu'il jeta par-dessus son épaule ne fut pas pour rassurer Anton : une vingtaine de créatures vertes étaient sur ses talons et l'agilité dont elles faisaient preuve autant que la rapidité avec laquelle elles se mouvaient parmi les rochers et sur les escarpements l'effrayaient. S'il ne tentait rien, dans moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, ces bêtes seraient sur lui ! Alors, Anton s'écarta du pseudo-sentier qu'il suivait en lançant son cheval sur la pente abrupte et rocailleuse espérant rejoindre plus rapidement la vallée et, peut-être, le péril évident de son entreprise suffirait à décourager ses poursuivants.Malheureusement, à peine une foulée plus tard, les sabots de la monture du baron s'enfoncèrent profondément au milieu des cailloux comme dans de la neige fraîche provoquant la chute de son cavalier en même temps que la sienne et, rapidement, Anton se retrouva piégé dans une avalanche de pierres. Tant bien que mal il plaça ses bras de manière à protéger son visage car dégringolant, glissant et ricochant au milieu de ce déluge de rocaille frappant son front, son menton, ses mains, ses jambes et ses côtes déjà meurtries, il n'y avait rien d'autre à faire.
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Alors qu'une lueur d'espoir venait d’apparaître, Malvina sentit un pan entier de roche se dérober sous ses pieds. La jeune femme dégringola dans un chaos de pierres et une pluie de graviers saillants qui lui griffaient le visage et les mains. Elle roula, culbuta, rebondit pendant presque une minute avant de commencer à ralentir à la faveur d'un adoucissement de la pente. Lorsqu'elle put se remettre sur pieds, elle leva la tête vers ses poursuivants et constata qu'ils s'étaient arrêtés deux cents mètres plus haut. Ils gesticulaient dans tous les sens furieux de voir leur proie filer entre leurs mains. Seul le colosse restait toujours stoïque et inquiétant à tenter de percer l'âme de Malvina de son regard intense. Soudain, un hennissement plaintif résonna dans la vallée : sur le flan opposé, un nuage de gris dévalait la pente en une tumultueuse avalanche de poussière. Au-dessus, de petites formes vertes sautillaient à grand renfort de couinements stridents.__________
Lorsque le calme revint autour de lui, Anton était couvert de terre, de poussière et de graviers. Il se redressa et constata qu'il n'était plus qu'à une dizaine de mètres du chemin dans la vallée. Il leva les yeux sur le versant qu'il venait de descendre et s'aperçut que les peaux-vertes ne s'étaient pas élancées immédiatement derrière lui. Néanmoins, maintenant que le calme était revenu et qu'elles voyaient de nouveau Anton, elles commençaient à débouler en sautillant. Anton chercha son cheval et fut dépité de constater qu'il gisait inerte à quelques mètres de lui. Il n'avait visiblement pas survécu et l'homme s'aperçut qu'il aurait pu connaitre la même fin. Avec autant de vélocité qu'il en était capable en une telle situation, il récupéra tout ce qu'il put de ses effets sur la dépouille de l'animal et entreprit de terminer sa descente jusqu'au chemin. Il sauta rapidement dans la vallée.__________
Malvina vit une forme humaine s'extirper de l'amas de roches et de poussières qui avait dévalé la montagne. Elle hésita un instant mais voyant que ses poursuivants commençaient à s'aventurer sur la pente pour la rejoindre, elle n'eut d'autre choix que de sauter elle aussi dans la vallée.__________
Un bref instant, Malvina et Anton se dévisagèrent. Ils n'étaient qu'à une dizaine de mètres l'un de l'autre et tous les deux poursuivis.Peut-être que chacun allait constituer pour l'autre un allier de circonstance qui l'aiderait à s'en sortir ?