C’est ainsi qu’Eranor n’eut pas à se charger de la tâche ingrate à laquelle il répugnait pour le compte des humaines. Mais ces dernières se montrèrent conciliantes, grâce surtout à l’intervention de Thalanil. L’asur semblait ne guère goûter aux joies de la vie en communauté avec les siens. Il s’arrangea donc pour que le seigneur des Cimes Stellaires puisse récupérer son magnifique cheval au plus vite et soit ramené près des colonies humaines de ce qu’ils appelaient « le Nouveau Monde ».
Bien entendu, pour les elfes, ce monde n’avait rien de nouveau. Ils le connaissaient depuis des millénaires, et c’était d’ailleurs sur ce continent, mais plus au Nord, que s’étaient établis les elfes noirs après la terrible période dite de « la Déchirure ». Les hauts-elfes disposaient aussi d’une forteresse bâtie sous le règne de Morvael l’Impétueux, aux environs de l’an 1200 du calendrier impérial. La « Citadelle du Crépuscule » -car tel était son nom-, était construite sur le cap à la pointe sud de la Lustrie et en gardait les rivages.
Eranor Dréanoc y aurait certainement mieux trouvé sa place que dans les taudis puants du Nouveau Monde d’Or. Mais rallier la Citadelle du Crépuscule n’avait pas été une option envisageable. Il aurait fallu pour cela entreprendre un voyage de plusieurs semaines à travers la jungle hostile de Lustrie, à travers un territoire tenu par des hommes-lézards peu enclins à laisser traverser des êtres à sang-chaud. D’autant que Thalanil n’avait pas montré de bonne volonté et avait décidé de ramener le noble à la trace de civilisation la plus proche, afin de perdre le moins de temps dans son étude des amazones.
C’est avec un soulagement qu’il ne chercha même pas à cacher qu’il laissa le seigneur en vue de la colonie de Skeggi, le saluant et le laissant planté là sans autre cérémonie. Visiblement, l’arrivée d’Eranor et son comportement vis-à-vis de son objet d’étude, de ses hôtesses, avait été pour lui source de désagréments. Maintenant qu’il n’était plus là, tout le monde était content, et tout rentrait dans l’ordre.
Cependant, le chercheur avait oublié ou plutôt omis de préciser que la colonie de Skeggi, tout comme les autres principaux ports humains sur cette côte, étaient tous des ramassis d’aventuriers, de nobles déshérités ou désargentés, de brigands, de mercenaires, de hors-la-loi, de pirates et plus généralement de toute la lie de la société humaine et même au-delà. Les norses et leurs croyances d’inspiration chaotique qui avaient fondé la ville étaient encore extrêmement présents ici, voire même majoritaires. Ces gens étaient d’excellents navigateurs et des pillards très connus, qui avaient plusieurs fois osé attaquer Ulthuan par le passé. S’ils n’avaient jusqu’à présent jamais réussi à prendre pied et à mener une campagne de raids sur l’île, ils avaient plusieurs fois abordé et pillé des navires elfiques, et même quelques petits villages et temples côtiers d’Ulthuan, en réussissant pour cela à passer outre les diverses patrouilles des vaisseaux et les sortilèges de défense protégeant les côtes, preuve de leur grande qualité de marins. Si leurs raids réussis sur les terres des hauts-elfes étaient relativement rares comparés à ceux menés annuellement sur le Nord de l’Empire, beaucoup plus proche géographiquement et moins bien défendu, la flotte impériale étant sans commune mesure avec celle des Asur, ils restaient un fléau inacceptable qui avait coûté la liberté ou la vie à quelques centaines d’elfes au moins.
Un évènement devenu célèbre en Ulthuan racontait même comment quelques drakkars transportant à leur bord moins de trois-cent norses avaient tenté d’attaquer rien de moins que la cité côtière de Lothern, port principal et mouillage de la flotte elfique, défendue par plusieurs rangées de murailles et de portes sur lesquelles patrouillaient pas moins de dix-mille archers. Les braves imbéciles n’avaient même pas eu le temps d’accoster ou de faire demi-tour, les archers impitoyables ne leur ayant pas laissé le temps de comprendre leur erreur. Leur précision légendaire avait eu raison des envahisseurs en quelques volées seulement.
Evidemment, tous les norses n’étaient pas des chaotiques barbares assoiffés uniquement de pillages. Une minorité d’entre eux étaient relativement ouverts à la discussion et au commerce, dont faisaient partie ceux de Skeggi. Mais ils restaient au fond d’une même culture commune, sympathisante du chaos à défaut d’y être forcément fidèle ou soumise.
Néanmoins, toutes ces connaissances, Eranor Dréanoc ne les avait pas encore, n’étant pas versé dans l’histoire humaine. Quant à Thalanil, il s’était bien gardé de l’informer à ce sujet. Notre héros ignorait donc tout de l’histoire de cette ville, de ses fondateurs et de sa fréquentation, même s’il n’allait pas tarder à s’en apercevoir s’il entrait en contact. Il savait juste qu’il s’agissait d’une des colonies humaines établie depuis quelques siècles sur le continent, du nom de Skeggi.
C’est dans cet environnement, dans ce repaire de ce qui se faisait de pire au monde, qu’Eranor allait devoir trouver un moyen de revenir au plus vite auprès des siens. Abandonné avec son coursier Senthoi et son équipement à la lisière de la jungle, il constata, alors que le soir commençait à tomber, ce qu’il avait devant lui.
Les lieux étaient très plats. Le site de construction choisi pour établir la ville était très étrange, mais paradoxalement, c’était ce qui l’avait sauvée au cours des siècles. En effet, l’endroit n’était rien d’autre, dans son état originel, qu’une zone marécageuse, proche d’une mangrove, à l’embouchure d’un fleuve.
Une grande muraille de bois renforcé, une palissade solide et haute, entourait complètement la colonie, protégeant la ville contre toute attaque, et empêchant le seigneur Dréanoc de voir ce qu’il y avait derrière. Sur environ cent à cent cinquante mètres aux alentours, la jungle était entièrement défrichée et domptée, laissant place à des cultures céréalières aléatoires et humides, principalement d’orge destiné à la fabrication de la bière. La visibilité y était parfaite pour les nombreux gardes qui patrouillaient sur les murailles, aucun obstacle ne venait la bloquer. Son portail était lui aussi gardé par deux hommes et une énorme créature que le noble identifia comme un ogre.
Sur environ cent à deux cent mètres ensuite, la zone entourant la ville était composée d’une zone défrichée mais non cultivée, et beaucoup plus mal entretenue, ou la nature et l’homme se disputaient encore la suprématie sans qu’on sache vraiment qui allait gagner. La priorité des habitants de Skeggi ne semblait pas d’exploiter ses terres ni même de les rendre exploitables, mais plutôt de se ménager un espace déjà plus ou moins préparé en vue d’une potentielle expansion future, et surtout d’avoir une visibilité plus grande pour parer à une éventuelle attaque extérieure.
L’endroit était un vrai marécage, constellé de sentiers qui se perdaient ensuite dans l’épaisse jungle à la lisière de laquelle l’asur se tenait. C’était dans cette zone que travaillaient encore à cette heure tardive de la toute fin d’après-midi une cinquantaine de gens mal vêtus et mal en point. Les yeux de l’elfe ne s’y trompèrent pas, et il repéra à leurs mains et à leurs pieds des chaînes, signe de la servitude qu’ils enduraient. Une vingtaine de gardes armés les surveillaient, s’assurant de la qualité de leur labeur. Les pauvres bougres trimaient, mais ils allaient bientôt rentrer. Il n’était pas certain que ni les esclaves, ni leurs maîtres n’aient eux aussi aperçu le haut-elfe en retour, mais celui-ci n’aurait pu jurer de rien. Une chose était certaine, cependant : si certains l’avaient vu, nul n’avait bronché et sa présence à la lisière de la jungle n’avait déclenché aucune réaction notable. La nuit, même aux alentours de Skeggi, il était dangereux de rester dehors. Non pas que l’intérieur de la ville soit moins dangereux, mais lui l’était plus en raison de ses habitants que de la nature.
Bientôt, la nuit tomberait, et l’asur devrait prendre une décision. Selon tout logique, il devrait se présenter aux portes et demander à pénétrer dans la colonie. Mais il était libre de faire autrement s’il le souhaitait. Il pouvait par exemple s’adresser aux esclaves ou à leurs gardiens aux alentours de la ville, qui n’étaient pas encore rentrés. Ou bien même choisir de rester dehors...