- Trois six et deux quatre, c'est moi qui gagne la mise Paulin ! Sois un bon garçon, utilise les quelques sous que je viens de remporter pour payer une tournée générale de la part de Red Karla, veux-tu ?
Ses deux compères, Gautier et Landry, saluèrent cette initiative d'un hurlement de joie, avant d'éclater de rire . Même pas une heure auparavant, le fier Paulin se pavanait face à Dokhara, assurant une victoire facile grâce à son tout nouveau talisman, une patte de chien accrochée en pendentif à son cou. Désormais, il avait perdu sa dignité, mais surtout, jusqu'à son dernier sou de cuivre - c'était déjà la quatrième tournée générale que la noble lui faisait payer en son nom; ou tout du moins celui d'emprunt.
La baronne s'adossa contre la banquette, savourant une victoire facile - hé, quant on passait ses journées à participer au jeu de l'aristocratie, berner quelques pouilleux sur des jeux de bluff était d'une simplicité déconcertante !
Tandis qu'elle répondait à une blague de Landry d'un sourire, elle continuait d'observer le mercenaire aux longs cheveux blancs qui était assis au comptoir. Le gaillard avait fait une drôle d'impression alors qu'il était entré dans l'établissement, et il avait fallu cinq bonnes secondes pour que la taverne cesse d'être silencieuse. Il faut dire que son apparence était bien singulière, et que tout dans son attirail et sa posture criait "
danger".
Mais ce n'était pas sa force d'intimidation qui avait retenu l'attention de Dokhara, c'était son regard. Déjà saisissant de par la couleur unique de ses yeux de félin, il était surtout empreint d'une mélancolie et d'une tristesse qu'elle n'avait aperçu que chez ceux qui avaient trop perdu.
Au vu des regards de la clientèle, il n'était pas d'ici. Quant à la baronne, elle jurerait avoir déjà vu ce visage par le passé, ou tout du moins entendu parler d'un homme correspondant à cette description. N'était-il pas célèbre dans l'Empire ? L'alcool aidant, Dokhara avait du mal à former un train de pensée suffisamment cohérent pour lier cette impression à un souvenir concret.
Quoiqu'il en soit, entre deux gorgées de sa chope nouvellement remplie et quelques échanges de bons mots avec ses trois nouveaux amis, elle continuait d'observer ce curieux client. Il était désormais en pleine discussion avec un autre homme assis à ses côtés, un homme d'armes également, solidement bâti avec des cheveux courts et blonds. Au vu de l'expression du mercenaire aux yeux de chat, la conversation n'était pas plaisante.
Le blondinet partit rapidement après l'échange, mais fut vite remplacé par un troisième protagoniste - un client cette fois-ci, à l'aspect répugnant. Lui non plus ne fit pas long feu, malmené qu'il fut par l'aubergiste qui le jeta dehors sans ménagement.
Alors que la porte se refermait sur le dénommé Crapaud, la baronne hésita à aller à son tour s'asseoir à côté du mercenaire, mais ce dernier semblait ne pas vouloir profiter trop longtemps de la salle commune - il se leva rapidement, pour apparemment rejoindre sa chambre de bonne heure. Qu'importait, Dokhara attendait autre chose, et il valait sans doutes mieux qu'elle reste à l'affut. Car en effet, un nouvel individu passa le palier de la porte dans les minutes qui suivirent - une belle gueule blonde au sourire ravageur, qui après avoir traversé la salle pour commander lui aussi une bière, fit dans son dos un signe discret à l'attention de Dokhara.
L'index et le majeur croisé - tout s'était passé comme prévu. Parfait.
La baronne croisa alors le regard de l'aubergiste, qui hocha la tête avant de prendre la parole.
- M'sieurs dames, elle vous a rincé l'gosier gratuitement toute la soirée, et désormais c'vos oreilles qu'elle souhaite divertir ! Mais qu'ses mélodies n'vous empêchent pas d'consommer surtout.... j'vous présente Red Karla !
Alors que le tenancier alpaguait la clientèle, Dokhara avait ouvert l'étui posé sur la banquette à côté d'elle, et en avait extirpé son violon. D'un bond, elle avait sauté sur sa table pour être visible par tous, et commencé à jouer.
La baronne portait ses fidèles "vêtements de soirée" - chemise blanche, pantalon en cuir, ceinture à boucle et longues bottes en cuir qui remontaient jusqu'à mi-mollet. Seuls trois détails différaient de son apparence habituelle lorsqu'elle s'encanaillait dans les bas quartiers d'Altdorf. Premièrement, elle portait un dé en os comme boucle d'oreille du côté gauche. Deuxièmement, elle n'avait pas caché sa chevelure flamboyante sous un foulard : à plus de mille miles de chez elle, il n'y avait que très peu de chances que ce signe distinctif trahisse sa véritable identité. Et troisièmement, elle avait un peu nettoyé ses frusques qui étaient habituellement tachées de bière séchée, de boue et de sang - pour ce soir, elle se devait d'être présentable.
Oh bien sur, les mélodies qu'elle jouait n'avaient rien d'originales. Des musiques de taverne comme elle en avait déjà fait résonner des centaines. Il fut un temps où présenter ces chansons à la foule était son plus grand bonheur, où ces musiques simples et dansantes lui mettaient bien plus de baume au coeur que celles apprises au conservatoire car elles incarnaient davantage la vie, la joie, le bonheur simple d'une soirée amicale dans une taverne insalubre.
Aujourd'hui, son art lui paraissait bien fade, inintéressant et vide de sens. Mais qu'importe, les badauds ne contentaient de peu : elle se contentait d'y insuffler un jeu de joie factice tandis que tout en jouant, elle dansait sur la table, martelant les rythmes du talon de ses bottes.
Hey, ces gens vivent dans le Moussillon, ils en ont bien besoin, de joie...
Si dans les premières minutes, les clients l'écoutaient religieusement - ce n'était pas souvent qu'un musicien venait jouer dans leur bouge ! - le rythme et la gaieté des mélodies les motivèrent rapidement à reprendre une activité plus alcoolisée, au grand plaisir du patron. Etrange comme ces mélodies semblaient toujours autant inspirer ses auditeurs, alors qu'elle même les trouvait bien insipides...
Une dizaine de minutes plus tard entra une nouvelle personne dans l'auberge, apparemment attirée par les notes qui s'échappaient dans la rue. Un gros bonhomme d'une cinquantaine d'années, dégarni avec une moustache en guidon, rouge d'épuisement et dégoulinant de sueur. Il portait plusieurs couches de frusques bon marché mais tape à l'oeil, et s'il franchit le pallier de la porte, c'était pour rester debout au milieu de la pièce.
Il était suivi par toute une petite troupe. Un couple de halfelins et trois hommes, qui se postèrent derrière lui, tous ensemble le regard rivé sur Dokhara avec des yeux ronds. Tous étaient vêtus d'habits colorés assez propres, qui juraient clairement avec la crasse locale.
Amusée, la baronne stoppa son morceau pour envoyer un baiser vers le quinquagénaire, avant de sauter de la table vers le plancher des vaches.
Cette fois, finies les mélodies insignifiantes ! Elle avait un auditoire qu'il fallait impressionner !
Une prière muette à Slaanesh plus tard, voici que la baronne elle aussi en sueur entama une nouvelle chanson, s'approchant pas après pas de la petite troupe.
Ses trois compagnons de table commencèrent à frapper le rythme de leur chope sur la table - et leur mouvement fut suivi par toute la clientèle.
Le morceau que jouait Dokhara n'avait pas été préparé à l'avance. Inspiré par le Prince des Plaisirs en qui elle avait toute confiance, les notes coulaient au bout de ses doigts, imprégnées d'un soupçon de folie créatrice. Cela n'avait rien à voir avec les musiques de taverne précédentes - jouer ceci était jubilatoire, laissant la baronne dans une transe de pure extase.
Lorsque le morceau finit, elle s'écroula sur son banc, s'affalant en arrière en soupirant de bonheur. Elle était dégoulinante de sueur, les cheveux collés au front, et terriblement heureuse - sans aller jusqu'à parler d'orgasme, tout son corps était pourtant pris de petits soubresauts de plaisir.
Elle termina le contenu de sa chope pour se remettre les idées en place, quand bien même la bière avait tiédi. Puis relevant enfin la tête, elle put voir assis en face d'elle le quinquagénaire qui souriait, et posait une bourse sur la table avant de lui tendre la main pour la saluer
- Quelle chance j'ai de trouver ici l'illustre Red Karla !
Dokhara mima la surprise d'avoir été reconnue - bien sur, le nom lui avait été glissé à l'entrée du village par un homme de Ruud qui s'était chargé de guider le chef de troupe. Red Karla n'avait aucune existence propre en dehors de cette soirée et de cette auberge.
- Je me présente, Astor Haussman, dirigeant des prestigieuses Cordes du Stirland ! Alors sachez que je parle en connaisseur de musique lorsque je vous dis que la prestation que vous avez effectué ici... c'est quelque chose ! Je n'ai jamais vu ça de ma vie, vous êtes... incroyable !
Discrètement, il pourra la bourse précédement posée dans la direction de Dokhara
- Mais vous vous doutez bien que ce n'est pas que pour vous complimenter que j'ai osé m'asseoir à la table d'une déesse de la musique telle que vous. Voyez-vous, je suis certain que Ranald a guidé mes pas juqu'à vous après avoir pris pitié de notre troupe. Nous avons été engagé par l'illustre François de Picotin, nouveau seigneur de Castel Rachard, qui souhaitait explicitement que les meilleurs musiciens du Stirland viennent jouer à sa réception. Nous n'avons pas pu refuser pareille proposition, même si le Moussillon n'est pas la porte à côté ! Malheureusement, le voyage s'est... mal passé
Son ton de voix baissa, alors qu'il approcha son visage de celui de son interlocutrice, prenant une expression plus attristée.
- ... aujourd'hui même, un groupe de malandrins nous a attaqué sur la route. Ils nous ont pris Mitzi. Elle n'avait que vingt ans, la pauvre petite... mais avait déjà un talent certain pour le violon. Sans elle, toute notre osmose en tant que troupe est ruinée. Au vu de la réputation du nouveau seigneur et du Moussillon en général, je me voyais déjà empalé devant son chateau - sans violoniste, nous ne pouvons pas jouer, et la représentation est demain ! Et si nous ne pouvons pas jouer, il est certain que le Bal de Sieur de Picotin aura bien triste mine...
Dokhara ne répondit pas. Tout au plus prit-elle une moue affligée alors qu'il parlait de leur violoniste disparue - mais lui aussi jouait la comédie. L'homme était un marchand avant d'être humain, et c'était bien la perte du profit et le danger pour sa personne qui étaient prioritaires sur sa tristesse d'avoir perdu un membre de sa troupe.
Elle dut réprimer un sourire. Elle venait de penser à ce que les soudards de Ruud devaient être en train de faire à la charmante petite Mitzi. A l'heure qu'il est, elle avait déjà du faire intimement connaissance avec la plupart des cinquante hommes qui composait leur groupe.
- ... aussi je vous en conjure, mademoiselle Karla. Votre talent est un don de la Dame en personne. Je n'ai pu cacher que cette modeste bourse aux bandits, mais le Seigneur Picotin a prévu de grassement nous payer pour la représentation. Rejoignez notre troupe le temps de cette journée - il vous suffira de suivre nos mélodies, et de profiter de la réception.
Dokhara laissa cette fois éclater son sourire le plus étincelant. Elle posa sa main sur celle d'Astor, et laissa glisser ses doigts contre la peau du vieil homme. Elle s'empara de la bourse avec son autre main, et la glissa à sa ceinture.
- Je veux le double de vos musiciens. Et je suis soliste : c'est vous qui suivrez mes mélodies, pas l'inverse. A prendre ou à laisser.
Le chef de troupe hésita, mais il n'était pas en position de négocier. D'une poignée de main, l'accord fut entendu.
Alors qu'il se levait pour rejoindre sa troupe et leur expliquer, victorieux, qu'il les avait sauvé, Dokhara ne perdit pas de temps. Elle se leva à son tour, et se dirigea vers sa chambre en tentant au mieux d'avoir une démarche assurée. Sa musique avait eu de sacrées séquelles, et aux tremblements d'excitation contenus qui parcouraient son corps, elle devait ajouter d'agréables chatouillements dans son bas-ventre. Elle hésita à convier Paulin, Landry et Gautier à sa suite afin de les dédommager pour l'argent extorqué aux dés, mais se ravisa - après la perfection d'une telle musique, il lui eu fallu des experts du plaisir de la chair comme on en trouve qu'au sein du culte pour parachever cette soirée - ces trois-là auraient été bien trop banals pour proposer quoi que ce soit d'intéressant dans un lit.
Lorsqu'on commence une soirée avec du champagne, on ne la finit pas avec du tord-boyaux.
***
Confortablement installée dans la roulotte de la troupe, Dokhara refusa une nouvelle fois de laisser la halfeline lui tresser les cheveux. Non, Lucretia serait là, et Dokhara se voulait provocante - cette crinière ayant été l'un de leurs sujets de plaisanterie préféré, elle devait rester libre et farouche.
Lucretia...
Penser à la vampire lui fit un drôle d'effet. Stressant et agréable à la fois.
C'était du fait de la lahmianne si Dokhara était aujourd'hui grimée en ménestrelle au sein de cette carriole. C'était elle qui avait été invitée à la réception du Seigneur de Picotin, et qui avait convié Dokhara à rejoindre sa suite.
Bien sur, Dokhara aurait pu suivre cette idée. En compagnie de Lucretia, elle aurait pu entrer par la grande porte aux côtés de sa consoeur baronne - quoique, depuis qu'elle lui avait cédé ses terres, possédait-elle toujours ce titre ?
Alors pourquoi se compliquer la vie à se glisser au milieu des musiciens ?
Et bien tout cela faisait partie d'un grand plan organisé par Dokhara, afin de tromper son plus grand ennemi. Des années maintenant qu'elle avait réussi à l'éloigner d'elle, et pourtant depuis quelques semaines il était revenu au galop toquer à sa porte.
L'Ennui.
Oh bien sur, ses nouveaux amis les cultistes n'étaient pas avares dans leurs livraisons de viande fraiche pour la baronne, qui avait la permission de s'adonner à toutes ses envies. Les banquets étaient fastueux, les orgies mémorables, et le plaisir était au rendez-vous chaque soir, que ce soit avec son instrument ou celui des autres. Mais Dokhara n'est pas femme à se contenter de la facilité - et si le Prince des Plaisirs lui montrait des sensations comme jamais elle n'en avait connues, la routine de ses journées commençait à créer un soupçon de lassitude.
L'invitation de Lucretia lui avait fait remonter de nombreux souvenirs de sensations jamais retrouvées. Bien sur et en premier lieu, l'amour éphèmère d'Ingrid, mais elle avait chassé ces souvenirs désobligeants pour se concentrer sur ceux liés à Lucretia. Jamais le jeu de la séduction n'avait été aussi dangereux. A chaque bravade, chaque sarcasme, chaque baiser, elle prenait le risque que la prédatrice ne la tue. Une créature dont la puissance dépasse la compréhension humaine, capable d'éteindre toute vie à des mètres à la ronde, qui traverse le temps et peut profiter de toutes les expériences que le monde a à offrir sans contraintes. une femme qui a déjà connu et vu plus de choses qu'on ne pouvait l'imaginer.
Et pourtant, c'est sur Dokhara de Soya que son attention avait été attirée lors de la Taladélégation.
Jamais le culte de Slaanesh n'avait pu offrir à Dokhara une femme comme Lucretia. Une femme parfaite, bien au-delà de la compréhension humaine, et qui à chaque moment pouvait la tuer d'un geste. Jamais relation n'avait été aussi excitante.
Dokhara avait gagné ce jeu de séduction. La lahmianne s'était faufilée dans sa chambre, animée d'un désir pour l'humaine qui ne pouvait plus être contenu, et la nuit avait été inoubliable - encore aujourd'hui les souvenirs étaient vivaces dans la mémoire d'une femme qui avait depuis démultiplié les dépravations.
Et il y avait les morsures... par deux fois la lahmianne l'avait croquée. Par deux fois, Dokhara avait ressenti un plaisir unique et incroyable, qu'aucune drogue d'Altdorf ne pouvait ne serait-ce qu'imiter.
Ainsi donc là voilà aujourd'hui, à jouer les violonistes surprise pour la troupe des Cordes du Stirland. Car l'intêret d'une femme comme Lucrétia se méritait - et si cette dernière lui avait fait part de son souhait de la revoir à cette réception, Dokhara ne pouvait décement pas la décevoir en agissant conformément à ses attentes. Non, ce n'est pas comme cela qu'on entretient le désir d'une femme, toute vampire soit-elle.
Vingt jours à se faire malmener le derrière sur la selle de son destrier aux côtés de la compagnie de mercenaires de Ruud plutôt que de profiter du confort d'un carrosse, une fortune dépensée en espions pour connaitre les musiciens engagés par le seigneur de Picotin, le kidnapping de la petite Mitzi qui avait du être violée cent fois, le guidage des ménestrels vers la bonne auberge, le pot de vin à l'aubergiste pour avoir la scène dont elle avait besoin... tout ça pour deux secondes de surprise amusée sur le visage de Lucrétia qui la découvrira ainsi infiltrée.
Dokhara eut un franc sourire.
Ca valait carrément le coup.
***
Et alors que le chariot arrivait au poste de garde du Castel Rachard, Dokhara se prélassait sereinement contre plusieurs oreillers entassés au fond du véhicule, laissant à Astor le bon soin de les faire entrer.