La belle Anaëlle ne pu réprimer un frisson lorsque les mains de sa grand-mère vinrent se plaquer devant ses yeux, lui cachant la vue. Au même moment, un craquement sinistre retentit et la jeune noble entendit une ovation venir de la foule réunie sur la place du village, tout autour d'elle. La voix brusque de l'inquisiteur, arrivé il y a quelques jours à peine à Halsdorph, claqua dans l'air frais du matin.
- "En ce jour bénit fût pendu Lord Stafford von Elaeran pour blasphème et adoration des puissances des ténèbres ! Loué soit Sigmar et sa sainte justice ! Que tous témoignent de sa grandeur et de notre foi !" cria-t-il à la foule pressée devant l'échafaud, une torche embrasée dans la main. "Justice est faite et Halsdorph est libérée de la corruption ! Loué soit son nom ! Que les flammes purifient désormais l'âme de cet impie !" hurla-t-il encore en jetant sa torche aux pieds du gibet devant lequel étaient amoncelés des fagots de bois et de paille. Les habitants de village répondirent par une nouvelle clameur et regardèrent le bûcher s'embraser en faisant le signe du marteau divin sur leur poitrine.
Anaëlle ne pu s'empêcher de se dégager de l'étreinte de dame Georjïna Lefford. Elle, sa grand mère, son frère et sa soeur se tenaient côte à côte entre la foule et l'échafaud sur lequel était pendu son père, dont la plante des pieds étaient déjà léchée par les flammes qui montaient du brasier. Devant eux se tenait l'inquisiteur de l'Ordre des Templiers de Sigmar, qui les fixait avec un rictus malsain.
Tout avait basculé en quelques jours. La vie suivait son cours monotone à Halsdorph jusqu'à l'arrivée de cet homme inquiétant et énigmatique. Depuis, il semblait mener une enquête, interrogeant les habitants à tour de rôle, prenant des notes dans un petit carnet qu'il portait dans sa besace, furetant dans le village. La jeune femme ne s'était pas fait plus de soucis que cela et s'était vite désintéressée de cette présence, jusqu'au jour à il s'était présenté au manoir familial encadré par quatre miliciens et ordonnant à son père de se présenter. Celui-ci, excité à l'idée de rencontrer un voyageur, et persuadé d'être enfin reconnu pour ses exploits chevaleresques et appelé à servir une quelconque quête épique, s'était empressé de revêtir son armure et de se présenter. Mais il s'était vu passer des fers sans comprendre et emmener sans autre forme de procès sous les yeux impuissants de sa famille.
Il fut enfermé dans une étable gardée par les miliciens en bordure du village, et "interrogé" toute la nuit durant. Ses cris et ses lamentations ne laissaient aucun doute sur la technique utilisée par l'inquisiteur pour lui soutirer des informations. Après une nuit entière de torture, il avait enfin avoué s'adonner aux perversions et à la dévotion de Slaanesh, le Prince chaotique des Plaisirs. Il fut pendu le matin suivant devant les habitants du village ainsi que sa famille. Désormais, les flammes gagnaient en hauteur et la fumée cachait le corps meurtri de feu Lord Stafford von Elaeran tandis que la foule se dispersait et que l'inquisiteur psalmodiait, le regard plongé dans le bûcher. La jeune femme se croyait victime d'un cauchemars, incapable d'accepter de qui venait de se réaliser.
Dame Georjïna Lefford saisit Anaëlle par le bras.
- "Rentrons, mes enfants. Tout est terminé, désormais." dit-elle à voix basse. Klaas et Cerenna, son frère et sa soeur, leur emboîtèrent le pas alors qu'ils quittaient tous les quatre la place principale de Halsdorph pour rejoindre le manoir, tournant le dos à la potence en feu.
Le siège du paternel était vide, ce soir là. La longue table de la salle à manger du manoir familial n'en semblait que plus vide. Klaas mangeait sa soupe en silence, le visage fermé. Cerenna, les yeux rougis d'avoir trop pleuré, fixait son assiette en porcelaine, le regard éteint et vide. Dame Georjïna, elle, observait tour à tour ses trois petits enfants sans un mot. La scène était morne, sinistre. La grande pièce sombre n'était éclairée que par quelques chandeliers, tandis que la pluie battait contre les vitres des fenêtres. Le ciel était gris, et même les serviteurs semblaient refermés et sombres. Le souper se déroula sans un mot, lourd. La vieille dame, dont les yeux luisaient de sagesse, apostropha Klaas alors que les serviteurs desservaient la table sans un bruit, invisibles.
- "Klaas, mon garçon. Maintenant que votre père est mort, vous devenez le protecteur de cette famille, en tant que son héritier de sang."
Le frère d'Anaëlle haussa un sourcil impertinent.
- "La barbe, l'ancêtre. Je sais ce qu'il me reste à faire, et je n'ai pas besoin de tes paroles venimeuses pour le faire."
- "Klaas ! Comment peux-tu ainsi t'adresser à notre grand-mère !" s'offusqua Cerenna.
Dame Georjïna se contenta de lever une main ridée en signe de paix, et posa le regard sur la soeur aînée.
- "Cerenna, nous allons devoir vous trouver un parti avantageux. La mort de mon gendre votre père va affaiblir notre famille. Il va vous falloir un mari puissant et influent pour attirer les faveurs du Directorat de Marienburg jusqu'ici, dans les marais putrides du Wasteland." dit-elle avec une pointe d'amertume sans même relever l'insulte de son petit-fils.
Cerenna regarda sa grand mère, les mains tremblantes, puis éclata en sanglots et se leva brusquement, quittant la salle à manger en courant, les mains sur le visage. Klaas secoua la tête et poussa un soupir d'exaspération avant de se lever à son tour et de quitter également la pièce sans adresser un regard à Dame Georjïna ou à Anaëlle.
La vieille femme ferma les yeux quelques secondes, visiblement fatiguée, et rajusta son chaperon de mousseline blanche, la coiffe traditionnelle des veuves du Wasteland. Elle soupira à son tour et tourna enfin son regard affûté vers Anaëlle.
- "Quant à vous, ma douce ... Vous êtes bien sage. Vous n'avez rien mérité de tout cela. Mais si nous voulons survivre, nous devons nous battre. Nous ne sommes pas en Bretonnie ou dans l'Empire, où avoir le sang noble suffit à ses besoins. Ici, il faut savoir se vendre, mon enfant. Se vendre pour pouvoir acheter sa place au pouvoir. Et cette place coûte cher, croyez moi."
Dame Georjïna marqua une pause et fit signe à l'un des serviteurs qui se tenait dans l'ombre de lui servir une coupe de vin. Elle bu une longue gorgée puis repris.
- "Vous allez partir pour Marienburg." lâcha-t-elle comme un couperet, tirant de sa large robe un parchemin roulé et fermé par un cachet de cire rouge, qu'elle posa sur la table, ainsi qu'une enveloppe fermée. "La lettre est pour vous, vous la lirez quand vous serez partie. Tout y est expliqué. Prenez ce parchemin, vos effets personnels et vingt Guilders d'or. Vous partez demain dès l'aube. Vous pouvez disposer." termina-t-elle en lui faisait signe de quitter la table, avant de se faire resservir du vin et de le boire en regardant la pluie battre à la fenêtre, de marbre.
La voiture de la compagnie des Quatre Saisons l'attendait devant le manoir, attelée à quatre chevaux gris pommelé. Le conducteur attendait, un béret sur la tête et les mains gantées refermées sur un long fouet. Un garde de la compagnie se tenait à ses côtés, vêtu d'un grand manteau de cuir, une arbalète sur les genoux. Le jour pâle se levait à peine, perçant à travers la brume fine qui recouvrait le paysage morne. Il semblait que la nuit durait plus longtemps, ici, enveloppant champs et arbres morts.
La porte du manoir s'ouvrit pour laisser passer deux serviteurs chargés des valises et des coffres d'Anaëlle, qui contenaient principalement des vêtements. Ils les amarrèrent à l'arrière de la voiture et disparurent sans un bruit tel des ombres. Dame Georjïna sortit à son tour en compagnie d'Anaëlle et toutes deux se dirigèrent vers la voiture. Le garde descendit et s'inclina brièvement avant de leur ouvrir la petite porte qui surmontait une marche donnant dans la cabine. L'intérieur, sans être luxueux, étant confortable. Les sièges étaient en cuir et les rideaux aux fenêtres d'un rouge pâle. La jeune noble s'installa et le garde referma derrière elle avant de remonter.
La grand-mère s'avança vers la petite fenêtre.
- "N'oubliez pas, mon enfant, que vous êtes promise à de grands desseins. De me décevez pas. Montrez vous courageuse et pertinente. Et surtout, surtout, méfiez vous de tous et ne faites confiance à personne. Que Shallya veille sur vous." dit-elle avant de se reculer. Elle fit un signe de la tête au conducteur de la voiture et le fouet claqua dans l'air. Les chevaux henirrent et l'attelage se mit à avancer lentement, tandis que Dame Georjïna regardait sa petite-fille partir, le visage dur. Cependant, Anaëlle pouvait discerner une pointe de tristesse dans ce regard gris et impitoyable.
Bientôt, le manoir fut hors de vue et la voiture traversa Halsdorph pour se diriger vers le Nord. Quelques habitants s'arrêtèrent pour regarder l'attelage passer, le visage fermé. Après quelques minutes, ils passèrent à côté du dernier champ et s'enfoncèrent dans les sombres et sinistres marais du Wasteland qui défilaient derrière la vitre sale.