Le soleil matinal se levait lentement sur les forêts, les champs de blé et les vignes blanches du Wissenland, faisant miroiter les eaux claires et le lit de galets de la Söl qui coulait, indolente, depuis sa source quelque part où se rencontrent les Montagnes Grises et les Montagnes Noires. La rivière, qui avait si longtemps vu couler le sang des Hommes à travers des âges, semblait ce matin là calme, apaisée et fraîche. Des gardons vifs comme l'éclair se déplaçaient en en bancs sur le fond, tandis que de longs brochets faisaient par moment de formidables et fulgurants bonds hors de l'eau pour happer en vol quelque coléoptère, avant de retomber avec force d'éclaboussures, seul perturbation de l'onde et de la quiétude ambiante. Sur les pierres du vieux pont, une couleuvre fauve s'étendait de tout son long, profitant des premiers rayons pour se réchauffer avec délice, ses yeux reptilien fermés pour une sieste bien méritée. Quelques hirondelles fendaient les airs, en chasse, et regagnaient leurs nids d'argile sous les tuiles du moulin à eau une fois leurs becs garnis de petits insectes volants.
Malgré qu'il soit encore tôt, les humains étaient réveillés, eux aussi. Le petit village de Serrig résonnait déjà des coups de marteau en provenance de la forge, dont la cheminée crachait un filet de fumée grise qui s'évaporait rapidement dans l'air sous l'effet d'une petite brise. Les habitants de la bourgade vaquaient à leurs occupation tandis qu'un cochon et quelques poules blanches vagabondaient ça et là sur la place en terre battue du village. L'énorme roue en bois du moulin battait lentement mais inexorablement les eaux de la rivière, actionnant à l'intérieur une énorme meule de pierre qui réduisait en farine le moindre grain de blé ou d'orge. Les céréales étaient apportées au moulin chaque matin par quelques charrettes qui faisaient le chemin depuis les fermes alentours, tirées par de lourds percherons à la robe gris-pommelé. Les paysans sortaient peu à peu de leurs masures aux murs de brique et de pisé, mettaient leurs chapeaux de paille, attrapaient leurs outils et partaient en direction des champs et des vignes qui entouraient le domaine Von Kantzow en prenant le chemin de terre bâtue qui s'y rendait, certain traversant le pont en pierre, d'autres continuant jusqu'à une demi-lieu sur la rive nord de la Söl. Dans les fermes de la campagne alentours, on allait nourrir le bétail avant de se rendre au potager pour labourer la terre et la nettoyer des éclats de pierre bleutée qui incrustaient le sol du Wissenland.
Les sombres événements de l'année passée ne semblaient être plus qu'un mauvais souvenir, et la vie avait rapidement reprit son cours. Quoi que les nobles hautains de Nuln puissent en dire, les paysans faisaient preuve d'une opiniâtreté sans pareille -d'ailleurs principalement due à un instinct de survie exacerbé- et avaient taché d'oublier la venue des mercenaires et la mort de leur ancien seigneur, n'accordant leur attention qu'à s'assurer d'avoir de quoi souper et passer un hiver de plus. Le village s'était lentement repeuplé pour abriter une centaine d'âmes, plus quelques familles départies dans les fermes du domaine. On y produisait peu : les récoltes céréalières, vivrières et les quelques élevages servaient principalement à nourrir les habitants du domaine. Le surplus était salé ou conservé dans du vinaigre pour les longs moi d'hiver qui pouvaient s'avérer rigoureux dans les contreforts, même sous ces latitudes méridionales. Le vieux Dietrich produisait de l'eau-de-vie de prune, un spiritueux bon marché qui n'était guère populaire à Nuln mais dont la classe populaire savait se contenter. Le moulin faisait d'ailleurs office de taverne le soir venu et les habitants de Serrig s'y retrouvaient souvent le soir, après une dure journée de labeur, pour discuter autour des grandes tables des récoltes, de la foire aux chevaux de Kroppenleben ou de la pluie et du beau temps, le tout un verre d'alcool de prune dans la main et les bottes dans la paille qui parsemait le sol. Le fruit des vignes du domaine était utilisé pour la confection du vin qui vieillissait dans de grands tonneaux en chênes entreposés dans la cave de la forge, avant d'être expédié vers Wusterburg ou Kell lorsqu'il était "mûr". C'était là la principale source de revenus du village, le Hansfelt le forgeron n'ayant jamais forgé une épée de sa vie, se cantonnant aux outils et aux tâches de maréchal-ferrant. Cependant, les vendanges de la saisons dernière avaient été bonnes et, après avoir payé leur dû au seigneur Stefan Von Kantzow, les habitants de Serrig avaient pu se permettre de garder quelques pistoles de côté, qu'ils cachaient dans des bas de laine sous leurs matelas durs comme du bois.
Les habitants du village ne savait trop que penser du jeune châtelain. Arrivé de Nuln à la mort de son père après plusieurs années passées dans la ville, il avait pourtant grandement aidé la population en chassant les bandits après un combat héroïque, tranchant la tête de leur chef à l'endroit même où ils se retrouvaient tous les soirs siroter un verre d'eau-de-vie. Mais les paysans -et les Wissenlanders d'autant plus- étaient des gens pragmatiques, et ils se contentaient de vaquer à leurs occupations sans perdre de temps à imaginer des hypothèses farfelues sur leur seigneur. Il n'avait pas augmenté les impôts, c'était déjà ça. Maintenant, il restait à voir s'il allait aider ses gens de bon coeur ou si, comme la plupart des nobles, il allait se servir d'eux et de leur maigres ressources en prétextant Sigmar sait quoi pour voler le peu qu'ils avaient.
Loin de ces considération, Stefan Von Kantzow fût réveillé dans son lit au mobilier simple, alors qu'un rayon de soleil perçait à travers les volets pour venir le frapper en plein visage. La chambre, de taille modeste, comportait un bac en bois cerclé de fer pour les bains, d'une grande armoire ouvragée et d'un coffre en métal aux pieds du lit. Au dessus de la porte, une tête de sanglier empaillée prenait la poussière depuis des années, vestiges de grandes chasses menées dans les bois du domaine. Depuis la petite colline d'où le manoir surplombait le village, Stefan pouvait entendre le bruit de la forge et le gazouillement matinal des oiseaux qui peuplaient les bois sur lesquels donnaient sa fenêtre, par delà les remparts.