Enfin ils y étaient. Après des mois de trajet à travers tout l’Empire, Geralt avait finalement atteint sa destination. Mais toutes les péripéties qu’il avait traversées pour arriver jusque là l’avaient grandement retardé. A vrai dire, il avait pris un temps beaucoup plus important que prévu pour rejoindre le bastion de l’Ordre Noble et Chevaleresque du Repos Mérité, plus connu sous le nom de Chevaliers du Corbeau, à cause du symbole de corbeau sur leurs boucliers et pardessus. La mission confiée par Hans-Dieter Buchwald avait-elle seulement encore un sens ?
Car il paraissait bien lointain, le temps où Tosot Erik Wiedermeinster (plus connu sous le nom de « Tosot Leorenam », le surnom qu’il s’était choisi) ainsi que Yam et Ubran l’avaient accompagné vers Bielen. Ils n’étaient même pas arrivés que l’un des leurs, Yam, avait déjà perdu sa vie. Et peu après, leur passage dans la petite ville avait été fatal à Tosot. Avant même d’entrer dans la vie de Geralt, Agabius y était déjà présent.
Tout comme il l’était pour Buchwald, le soi-disant exemplaire chasseur de vampire de l’ordre, l’un des meilleurs, des plus expérimentés. Et pour Tosot, lui aussi tueur de monstres confirmé et chevalier au dessus de tout soupçon. Et maintenant c’était le cas pour le Loup Blanc également. Tous trois : Geralt, Buchwald, Tosot, vivaient ou avaient vécu avec la hantise de la présence d’Agabius. De ce choix permanent que le maître-vampire suscitait.
En effet, Agabius n’était pas un simple tueur. Il avait délibérément tenté et avait même réussi à instiller le doute, la terreur, l’incertitude, le désespoir ou au contraire l’espoir dans l’esprit de ses plus brillants adversaires. Rongés de l’intérieur par leurs démons, chacun, aussi pur, aussi bon, aussi incorruptible qu’il paraisse, avait fini par lui céder quelque chose.
Tosot y avait laissé son allégeance et sa vie, lassé par les mensonges et l’inutilité, la vanité de l’éternel combat mené au nom d’une lutte contre le mal, qu’il ne parvenait au final plus à distinguer du bien, en venant même à douter de son existence sur la fin.
Buchwald, lui, avait commis l’erreur terrible pour un homme pratiquant ce métier de fonder en secret une famille, et aujourd’hui, il en payait le prix fort, car son ennemi l’avait découvert, et pour l’atteindre, Agabius n’avait pas hésité à utiliser ce levier.
Geralt, enfin, n’avait pas échappé à l’emprise du puissant seigneur noir. Peu à peu, le doute s’était instillé. La peur, l’isolement. La mort qui s’était approchée et lui collait au basques, d’abord distillée tout autour de lui sur des innocents qui avaient croisé sa route ou des compagnons d’aventure, puis donnée de ses propres mains. Oui, il avait commis de terribles choses. Des actes innommables dont il était le seul et unique responsable. Car jamais, jamais Agabius ne l’avait forcé. Tout ce qu’il avait fait, il l’avait fait de lui-même. Et en cela, il était plus proche d’un Tosot que jamais.
C’était sans doute en repensant à tout cela, à l’origine de leur mission et à tout ce qui s’était produit depuis, que Geralt débarqua sur le petit embarcadère en bois de Siegfriedhof. Le village entier était bâti sur la rive Sud du Stir, juste en face du terrifiant Bois de la Famine qui marquait la frontière de la terre maudite de Sylvanie, à l’Est du bourg.
La ville entière dépendait de l’administration de l’Ordre du Corbeau. En effet, les chevaliers qui vivaient là n’étaient pas tous des loups solitaires. Il y avait une véritable organisation, une véritable armée de templiers de Morr prêts à risquer jusqu’à leurs vies pour combattre les abominations morts-vivantes. Et comme toute armée ou tout ordre de chevaliers classique, de l’argent, de l’équipement et de la nourriture en masse étaient nécessaires à son bon fonctionnement. En l’occurrence, à Siegfriedhof, le problème avait été facilement réglé, puisque depuis 400 ans et la bataille de Hel Fenn au cours de laquelle les Comtes Vampires auraient officiellement été éradiqués, les Comtes Electeurs du Stirland avaient offert la ville entière à l’Ordre, en récompense de son action.
En conséquence, toute la ville tournait autour de l’Abbaye de Saint Æthelbert le Vigilant, qui jouait à la fois le rôle de monastère, mais aussi celui de forteresse et de quartier général opérationnel à l’instar de toutes les commanderies de chevaliers-templiers, d’ailleurs. L’économie entière était basée sur les concepts d’autosuffisance et de sûreté. Les agents secrets ou connus de l’ordre passaient fréquemment en ce lieu, et tous dans la ville étaient très méfiants. Car ici, les gens étaient plus au courant que nulle part ailleurs concernant les dangers de la non-vie et la non-éradication des vampires. Mais l’ennemi avait donc tout autant intérêt à y implanter ses propres taupes. D’où un climat particulièrement lourd et pesant de méfiance constante à l’égard de tous, ou plutôt simplement des humains. Il était connu, en effet, que les nains et les elfes n’avaient rien à faire avec la non-vie.
Les murs du bourg étaient épais et hauts, en bonne pierre de taille. La conception de la ville et jusqu’à son architecture, étaient adaptées à une défense en cas de siège. Pourtant, le bourg n’était pas très riche. Des rues en terre non nettoyées et mal entretenues, qui se transformaient en torrents de boue lors des fortes pluies, quelques maisons en briques de terres ou en moellons, mais pour la plupart de simples masures en bois ou en torchis, plus ou moins disposées en demi-cercles concentriques. Néanmoins, la majorité des toits avait été recouverts d’ardoise pour éviter tout incendie par des flèches. Quant au monastère-forteresse, lui aussi entièrement bâti en solide pierres de taille, il trônait sur une colline au dessus du bourg, tel une sorte d’imposant château fort de grande ampleur, jouant le rôle de sentinelle et de gardien de la terre des morts-vivants. Il y avait un grand nombre de puits et de jardins individuels ou collectifs à l’intérieur des murs du bourg et de l’Abbaye elle-même, afin de permettre de tenir plus longtemps lors d’éventuels sièges. Combien exactement de membres de l’Ordre du Corbeau y étaient présents ? Geralt n’aurait su le dire, mais sans doute plusieurs centaines en permanence, au moins. En cas de crise, il y avait même la place et les réserves pour accueillir plusieurs milliers de combattants, même si de mémoire d’homme, jamais une telle armée n’y avait été rassemblée.
Etrangement pour une ville s’opposant aux morts-vivants, tout était froid, gris, peu accueillant et même méfiant à Siegfriedhof. Les loisirs, le luxe, les décorations et la gaité n’avaient jamais compté parmi les priorités de l’Ordre. Tout était très sérieux, très rigide. Lugubre même, et plutôt pauvre à l’image exacte du territoire que la ville gardait. Mais c’était aussi un endroit très sûr. La garde était nombreuse et parmi les mieux entraînées de tout l’Empire, et elle prenait son travail très à cœur, parfaitement consciente des risques qu’encouraient l’endroit. De plus, dans l’abbaye des dizaines voire des centaines de chevaliers de l’Ordre du Corbeau s’instruisaient, se reposaient, s’entraînaient ou encore enquêtaient. Quant à la justice, elle y était expéditive, et encore plus à l’égard des étrangers, considérés par défaut comme étant suspect.
C’était pourtant là que Geralt avait passé une partie de sa vie. Le plus souvent dans les salles et les cloîtres de la forteresse elle-même, mais descendant parfois dans le bourg.
Les gens d’ici n’oubliaient pas souvent les visages. Comme tout bon enquêteur, ils avaient appris à reconnaître les leurs et ceux qui n’en étaient pas, ceux dont il fallait donc se méfier. C’est pourquoi le Loup Blanc fut comme les autres dévisagé longuement par les gardes sur les quais avant d’avoir la permission de débarquer. L’un des hommes de garde, qui commençait à se faire vieux, hocha la tête positivement : il avait reconnu dans le personnage de Geralt l’adolescent qu’il avait déjà aperçu de nombreuses années auparavant dans les rues de sa ville, en compagnie de son mentor parfois.
Mélianor Eskeladel, en tant qu’elfe, ne posa aucun problème. Elle s’attira seulement quelques regards suspicieux d’autochtones se demandant bien ce qu’une elfe venait faire par ici. Mais à Siegfriedhof, chacun savait qu’il valait mieux éviter les questions, et que ceux qui se montraient trop curieux, surtout les étrangers, finissaient souvent la corde au cou, juste par précaution, au cas où. Quelques nains étaient également dans la ville, et leur présence était considérée comme normale, un certain nombre de leurs forteresses montagnardes se trouvant en amont et en aval de la rivière Stir.
En revanche, le débarquement et l’acclimatation de Gertrud posèrent davantage problème. Comme elle l’avait d’ailleurs confiée à Geralt avant même leur arrivée, elle semblait peu envieuse de débarquer dans ce lieu, tout en se sentant obligée de le faire. Elle était nerveuse, tendue, comme gênée et n’avait visiblement qu’une seule envie qui la démangeait furieusement : quitter cette ville au plus vite. Bien évidemment, ce comportement fut immédiatement remarqué et interprété comme suspect par les gardes habitués à traquer ce genre de signes. Au final, on ne la laissa entrer que parce qu’elle accompagnait Geralt et Mélianor.
Il était curieux de voire ce que donnait une Gertrud Teizer mal à l’aise, car cela était rare, ou du moins ne le montrait-elle que rarement si c’était le cas. Cela était curieux, mais très désagréable. La brune était à cran, sans cesse sur le qui-vive, encore plus cassante qu’à son habitude. Elle semblait se méfier de tous, à la fois vouloir passer inaperçu et garder un œil sur tout le monde, ce qui était à moitié réussi. Evidemment, un tel comportement à fleur de peau ne fit que renforcer encore la suspicion à son égard. Ici, les gens étaient faits de la même étoffe que le Loup Blanc. Et tout comme ce dernier avait rapidement décelé quelque chose de bizarre chez sa compagnonne d’aventure, chacun percevait qu’il y avait quelque chose de caché derrière le personnage de Gertrud Teizer, quelque chose de faux. Par son comportement, elle ne faisait qu’attiser les soupçons à son égard.
Nul n’osait faire de remarque parce qu’elle était toujours accrochée aux bottes de Geralt et de Mélianor, considérés l’un et l’autre comme au dessus de tous soupçons. Mais les regards en coins, les chuchotements qui s’arrêtaient lorsqu’elle approchait, les mains qui s’attardaient sur la garde des armes « au cas où », et les désignations du doigt derrière son dos ne trompaient pas. Elle n’était pas la bienvenue ici : trop de mystères, trop de choses louches entouraient cette femme. Sans ses deux amis, on l’aurait sans doute pendue par précaution, le Loup Blanc connaissait trop bien la ville pour s’y tromper.
Et Gertrud aussi alimentait ce ressentiment à son égard en se montrant au moins aussi suspicieuse et agressive que ne l’étaient les gens envers elle. Comme une louve qui montrerait les crocs pour dissuader ses ennemis d’approcher, elle promenait un regard glacial et méthodique sur tous, et gardait toujours les mains sur ses armes. Et quand on avait le malheur de se trouver sur son chemin, voire simplement de croiser son regard, elle réagissait au quart de tour en écartant les importuns sans ménagement en les poussant ou en leur disant sèchement de dégager.
A l’Abbaye, les choses seraient sans doute différentes. Tous ceux qui venaient ici avaient un objectif bien précis, et ils étaient presque tous membres de l’Ordre des chevaliers du Corbeau. En tant que membre connu, Geralt et ses invités y seraient sans doute accueillis sans poser de questions. Quoique… Il avait déjà un retard certain sur son échéance. Buchwald ne lui avait-il pas dit qu’il disposait en tout et pour tout d’un mois ? Ce délai était largement dépassé. Sans parler de la requête qu’il comptait faire. Rien ne permettait de dire, d’ailleurs, à première vue, si Ubran et Buchwald étaient toujours là, et si l’un ou l’autre avait déjà formulé une demande pour l’arme censée pouvoir tuer Agabius une bonne fois pour toute.
En tout cas, lorsqu’il frappa aux lourds battants de la porte renforcée de la forteresse, le Loup Blanc fut-il accueilli un de ses frères qu’il ne connaissait que vaguement de vue qui ouvrit un judas coulissant. L’homme le dévisagea par l’ouverture, ainsi que l’elfe Mélianor Eskeladel. Gertrud Teizer, elle, hésitait à se présenter à l’homme de garde. Devait-elle s’avancer pour demander l’asile ou rester en dehors du monastère ? En tous cas, elle n’avait guère l’envie de faire l’un ou l’autre. Elle semblait déterminée à ne pas lâcher Geralt, tout en refusant si possible de pénétrer l’Abbaye de Saint Æthelbert le Vigilant, ce qui était bien sûr impossible. Mais dans le même temps, elle était consciente qu’elle ne pouvait rester seule dans le village, ce qui équivaudrait à un suicide. Devait-elle se présenter à l’œil inquisiteur du gardien de l’entrée, ou l’attendre dehors cachée à quelque distance de la ville ? Le choix appartenait à Geralt.